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Dialectique
:
une réflexion
philosophique et politique
sur une modernité
sans Dieu
Jérôme Bosch, Le portement de la
Croix
Ah ! quelqu'un parlera
[...]
Quelqu'un élèvera la voix dans la nuit noire,
[...] et l'on verra la parole qui tue
Sortir des cieux profonds !
Victor Hugo, Les
Châtiments, III, 9
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Le
nouveau numéro de Dialectique
Dialectique
n°9 Chroniques
de la Terre Dévastée
avec, au sommaire, Bergamín,
Steiner, Pascal,
Montaigne, Gadenne, Boutang, Bernanos, etc.
Essai
de Juan Asensio sur l'œuvre de George Steiner
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Les Brandes
Extraits de Les Brandes
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Le mot dialectique,
parce qu'il a été employé à toutes les sauces, manque singulièrement de piment.
Je ne sais pas si Les Brandes constitue un titre meilleur, mais en tout cas il ne
favorise guère l'espèce de petite cuisine intellectuelle à laquelle se livre sans doute
le lecteur, qui consiste à mélanger au petit bonheur les ingrédients les plus divers,
croyant habile de composer l'image idéale de ce que devrait être, à se yeux
pardon, à son palais la dialectique: salmigondis de rhétorique sophistique et de
procession du réel par dépassement de l'antinomie, la diaphane soupe manquait de
consistance jusqu'à ce que les cuistots marxistes ne s'avisent de jeter dans la marmite
une poignée de puants rebuts: voici donc l'élixir exquis, jadis goûté avec prudence
par les éphèbes grecs au petit doigt levé, transformé en grossier potage offert aux
pauvres du paradis socialiste, efflanqués comme des personnages du Greco. Les Brandes,
elles, n'évoquent rien, aux yeux comme à la bouche, même si quelque honnête gourmet
croit flairer dans son parfum bizarre le musc aigre de la belladone, ou déceler le miel
rance de la mandragore dans ses effluves suspects, ces deux plantes sorcières figurant
d'ailleurs dans les poussiéreux grimoires aux titres peu vertueux. Hormis peut-être à
quelque paysan rocailleux qui résiste encore à la mode des plantes transgéniques,
l'image d'une végétation maigre et poussive, ou à quelque fin lettré amateur des vers
de Maurice Rollinat, l'incantation bucolique précédant les furieuses Névroses,
Les Brandes n'évoquent rien, ou, comme le dit la rue, ne parlent pas. Toutefois,
les deux se trompent, le lettré et le paysan, s'ils s'imaginent posséder la clé
secrète qui leur permettrait de pénétrer par effraction dans les demeures mal
éclairées qu'hante leur unique propriétaire: nul ne dépasse le vestibule rêche (même
si beaucoup croient en avoir découvert l'antichambre secrète, la pièce lumineuse et
spacieuse qui recouvre les oubliettes) car, se souvenant du poète qui réservait sa
traduction à moins que, plus prosaïquement mais non moins poétiquement, il se
rappelle le portier rogomme de Macbeth , le maître des lieux s'efforce très
soigneusement d'écarter les importuns, au demeurant fort rares, qu'ils soient
contempteurs de la PAC ou admirateurs de Robert de Montesquiou. Mais les imbéciles
il y en a tellement ! Ils se sont reproduits comme des poux, sans relâche depuis que
Bernanos est mort ! Ils le lisent même à présent, ils en font même leurs délices !
, les imbéciles qui jamais ne se découragent, ne peuvent se résoudre à faire
silence. Sans doute est-ce que Les Brandes, fidèles en tout point à la logique
captieuse et condamnable de la séduction (car larvatus prodeo bien sûr), se
taisent là où Dialectique en dit toujours trop, dans un souci néanmoins
légitime de clarté philosophique. Mais finalement, puisque c'est autour de celui qui
garde le silence qu'éclate le bavardage le silence invite presque toujours les
imbéciles à le rompre, car ceux-ci cassent ce qu'ils ne comprennent pas: le silence se
tient devant eux comme une vierge face à un soudard , et puisque c'est autour de
celui qui parle trop que l'imbécile décide de se taire, non par sagesse il faut bien le
noter, mais par bouderie d'enfant gâté qui a trouvé plus gâté que lui, la méprise
est la même: dans les deux cas, l'imbécile se trompe. De sorte que ni Dialectique,
pourtant claire dans son dessein, dont "l'horizon d'attente", comme disent les
Modernes, est dégagé, ni Les Brandes, pourtant obscure dans le sien, dont le
ciel bas et lourd comme un couvercle est menacé par l'orage perpétuel, ne sont goûtées
ni appréciées à leur juste saveur, rien moins que fort relevée. C'est à n'y rien
comprendre, n'est-ce pas ?
Il me faut donc seriner une fois de plus ma petite leçon, et dire: s'il y a dialectique
dans la première revue, elle est d'abord celle qui prétend confronter des pensées
différentes, voire opposées, sans vouloir prétendre dépasser la contradiction, ni
résoudre l'aporie sur laquelle se tient peut-être telle autre. Cette dialectique n'est
donc pas terroriste, à la manière de celle dont abuse cette prétendue nouvelle
philosophie discréditée à jamais par la pensée fiduciaire dont Bernard-Henri Lévy, ce
penseur errant toujours suivi par une meute journalistique, s'est fait le gonfalonier
arrogant, qui hurle au fascisme lorsque le maigre empan de ses références
toujours les mêmes noms, répétés jusqu'au spasme est mis en question, remisé
dans la cave des stupidités périmées. Toutefois, ce ne sont pas tant les auteurs dont
parlent ces revues, ni même les sujets abordés, que le ton qui dérange les
bien-pensants. Le style ! Voici le coupable ! Comme toujours, c'est le style qui, seul
coupable, est promis à l'estrapade: le style, c'est-à-dire la parole. Le style qui est
la parole écrite, et plus qu'écrite, donnée, le style est la seule chose qui peut
encore réveiller le lecteur mollement assoupi, qui ne lit plus depuis qu'il cherche à
s'informer dans les quotidiens, qui ne se cultive plus depuis qu'il laboure les sillons
des Inrockuptibles ou de Télérama. Le style ! Celui-là est bien
l'unique responsable de l'aura de méfiance qui nous entoure et, comme le prudent se dit
que les hommes qui ont commis de telles pages doivent bien quelque peu ressembler à leur
style, il se méfie ou se moque, suivant qu'il a peur ou qu'il veut monter son courage.
Car, si le style est la parole donnée, c'est-à-dire l'écrit libéré de sa gangue,
parfois un coup de pied au derrière prend utilement le relais de la main. Que voulez-vous
!, une opinion nette, une critique tranchante, une écriture mâle, un style qui ravit la
volonté plus qu'il ne l'endort et l'émousse, un questionnement qui viole les assurances
et les conforts plus qu'il ne les épaissit ou les rembourre, c'en est assez aux yeux des
juges qui ont disposé autour du danger mortel le cordon sanitaire de la quarantaine.
D'ailleurs, ne sont-ce pas là les fléaux que s'efforce à tout prix d'enrayer la pensée
détergente de nos contemporains, les pires ennemis des femmelins empêtrés dans leur
couardise comme de vieilles rombières sont embusquées dans leurs draps de soie que plus
aucun galant ne viendra faire crisser ? Nommons donc ces eunuques, qui se reconnaîtront
comme tous les gens de mauvaise foi se reconnaissent: nommé, l'imbécile se dégonfle, il
est reconnu puisqu'il ne peut supporter qu'on l'appelle par son nom ! Nommons-les, ces
petits pontes doucereux, exténués par l'ennui et le vide d'un magistère sans âme,
critiquant ce qu'ils n'ont jamais osé faire lorsqu'ils avaient notre âge, c'est-à-dire
être libres libres, nous le sommes !, et qu'importe que la gueule du conformisme
nous avale tôt ou tard, si nous pouvons la blesser avant qu'elle se referme , nous
pressant de rentrer, avec toutes les grimaces patelines de leur vieille face de singe
revenu de tout, dans le giron consolateur de la vie active, une bonne petite carrière
sans doute, insouciante et légère comme pourrait l'être un entrechat exécuté par
l'étoile Claude Allègre. Le petit ponte, le mandarin est un homme triste, comme le sont
tous les hommes qui ont renié leur nom d'homme. Leur foi perdue, tombée depuis belle
lurette dans l'abîme qu'ils regardent de haut depuis que, modèles d'amertume qui dansent
comiquement sur la corniche de l'esthétisme, ils cherchent à hauteur d'homme ou
de ceinture leur paradis tartufe planté sur les pilotis de paille d'un
post-structuralisme-déconstructionniste lui aussi adulte, c'est-à-dire revenu de ses
illusions, ces Dante de séminaire n'atteindront rien d'autre qu'un purgatoire fait à
leur image, sans flamme ni glace, où ils décanteront leur vide durant des millénaires,
afin de cracher la très précieuse crotte qu'est cette essence cinq fois rare: le
professeur médiocre, épinglé au ciel des Idées comme une punaise savante.
L'imbécile détestant les frontières où se fidélise l'homme qui a un nom et des
racines, il paraît évident, puisqu'il se moque des frontières et qu'il dépasse toutes
les bornes, qu'il est de droite ou de gauche. De gauche, l'imbécile est un de ces petits
gauchistes mal sevrés, dont la fontanelle depuis un certain mois de mai continue de
laisser suinter son pus jaune: se vidant, il lui faut bien se remplir, et téter jusqu'à
l'écœurement le lait tourné du Nouveau Roman, tout en pressant les mamelles ridées de
la truie Sollers, cet écrivain qui ne s'occupe que de truismes, clonant prodigalement son
image en lâchant son flot de bouquins grisâtres depuis qu'il est trop vieux pour
étreindre autre chose que sa fatuité, c'est-à-dire son propre sexe. L'onanisme étant
la reproduction de l'impuissance, il ne m'échappe pas qu'autrefois ce genre de tare
honteuse gardait au moins quelque pudeur en se cachant, restait privée. La publicité
qu'on lui donne dit la bassesse de notre époque. Il y en a d'autres, comme ces minuscules
droituriers sortant l'ail et le pieu dès que le mot de souveraineté, pis, dès que celui
de nation est prononcé, jurant leurs grands dieux que Charles de Gaulle, comment douter
de cela ?, est bien leur père, leur père légitime, même si celui-ci, horrifié très
probablement d'avoir enfanté une telle portée de bâtards fanfarons et capitulards, doit
se demander quel étrange champignon infecte les parois de son mausolée déshonoré.
D'autres encore, qui devraient ne plus être de droite ni de gauche, puisqu'ils ont rendu
à César ce qui lui appartenait, d'autres encore, tels que ces microscopiques catholiques
qui feignent de croire que leur foi est autre chose qu'un pur scandale, par exemple un
épais matelas d'assurances, sur lequel ils lisent la prose de Léon Bloy qui devrait
mille fois leur arracher leurs tripes transparentes, depuis lequel ils rêvent de bâtir,
comme de patients castors, leur petite niche sociale, image ridicule d'un paradis sur
terre qui préfigure l'Autre, celui qu'ils espèrent bien gagner par leur patiente oraison
et dans lequel ils espèrent se vautrer sans remords, enfin angéliques !, comme ils se
vautrent timidement dans le lisier aristocratique du Tout Lyon.
Voici donc quelques-uns des souterrains de la termitière des androgynes et des pleutres
retournés et exposés à la lumière, pour une expertise des réserves patiemment
engrangées par ces fourmis de la grâce. L'expérience est instructive, et chaque fois
identique dans son résultat: privés de leur moite ténèbre, ces protozoaires
transparents dépérissent et se dissolvent comme les mouches bleues des pissotières de
Rimbaud. Qu'ils périssent donc au plus vite sous l'ardeur du jour, comme une armée de
choses rampantes essayant sans succès, pour sauver sa descendance mort-née, de
s'accoupler avec la boue où elle s'enfonce ! Mais je vous entends, la tirade est
convenue: les tièdes ont eu leur compte, leur échine, plus souple qu'un roseau, connaît
d'ailleurs bien son devoir ancestral, plier. Mais croira-t-on, alors, que les extrêmes
nous goûtent plus, selon l'opinion de tel crétin, mille fois entendue, qui veut que nous
soyons la cinquième colonne de l'Ennemi ? Voyons, ces délaissés de la Politique ne
lisent plus depuis longtemps, ils ne font qu'écouter les rumeurs lointaines et
chuchotantes d'un sombre complot souterrain et universel censé raser leurs plus hautes
valeurs, confuses comme des Babel de foire. A l'extrême de la droite, un fumeux
néo-paganisme croyant ésotériser toutes les fois qu'il murmure le mot secret, tendu
comme une baguette de sourcier vers le trésor enfoui de l'Origine, cette rigole invisible
aussi hypothétique qu'un égout propre, lançant sur la vermine les demi-soldes de la
vieille grandeur perdue. A l'extrême de la gauche (mon Dieu, que peut bien être
aujourd'hui la pensée de l'extrême-gauche, aussi effilochée que les hardes qu'arbore
avec une royale prestance Arlette Laguiller ?), un quart-mondisme édénique presque
définitivement désamarré de l'épave bolchevique, ayant décidé de parasiter le radeau
France, qui certes commence à faire eau de toute part, car on ne peut envoyer vers le
fond un navire que s'il prête le flanc à la morsure de la vermine: jamais les rats ne
rongeraient leur planche de survie s'ils n'étaient assurés, par leur sacrifice, de
détruire l'ultime terre d'espérance souriante.
Par élimination, ou peut-être simplement parce qu'il est allé jusqu'à ce point de
notre prose, notre lecteur se reconnaîtra; il saura quel est son visage. Visage
angoissé, sur lequel on verse trop rarement l'eau fraîche des grandes oeuvres, toutes
pleines et bruissantes du mystère ardemment recherché d'âme en âme, de chair en chair;
visage hagard qui ne peut s'acclimater au soleil pâle de l'assoupissement qui éclaire
notre âge et son envasement paisible, ce soleil noir flottant au-dessus d'un parterre de
tubéreuses dolentes. Ces visages ! Quels visages ! Ils n'ont pas été rassasiés, tous
les délaissés de la terre, tous ces visages amers, et dont l'amertume même est une
espérance et un gage forcené d'espérance. Ces visages là sont des âmes, des âmes
uniques qu'il faut ravir, de plaisir ou de colère, même si elles s'imaginent dérivant
seules sur les flots bovifiques où rode encore le vieux galion occidental, ses soutes
remplies de moutons de Panurge ! Il nous faut des âmes, mais oui ! Ce n'est en effet pas
le siècle des mains, Rimbaud s'est trompé, c'est le siècle des âmes ! C'est notre
souffle ! Ces âmes sont notre souffle, à présent le seul vestige, au milieu des ruines
de Cluny, de l'Esprit qui les enfanta, alors qu'Il soufflait où il voulait ! Qu'importe
alors si leur pureté est de celles qui se consument dans les flammes, ou même s'y
épanouit criminellement: le feu est encore de l'ardeur, n'est-ce pas ?, et celle-ci, qui
exténue les reins les plus chastes, allons-nous la mépriser et rougir devant son
jaillissement libérateur ? Allons-nous refuser les soudards et les femmes peu
recommandables, sous prétexte qu'ils offensent par leur avidité la fausse pudeur et les
bonnes manières des imbéciles ? Nous en avons assez de ces livres qui ne brûlent ni ne
désaltèrent. Nous en avons assez de ces oeuvres repliées sur leur nombril
d'insignifiance où jamais ne se dévoile le cœur malade et prisonnier de celui ou de
celle qui les a écrites, ce coeur noir et sec, prétentieux et fatigué, compliqué et
triste, ce vieux cœur de l'homme usé qui bave à la poupe, traînant derrière son
dégoût un long sillage d'ennui. Ah ! Que périssent les faunes sordides qui n'ont su
éveiller notre faim, ces maîtres d'ironie et de froideur, ces Ménalque farauds
incapables de vivre dans l'air de la nuit immense, sans que leur coeur rusé comme un
furet ne soit alimenté, comme un mourant perclus, par le sérum de l'avilissement, leur
sale envie de tout salir, cette sale envie de faire de l'océan inconnu une flache
grouillante de vers rongeant les os fins de leurs pauvres petits plaisirs; et qu'on ne me
réponde pas que j'écris de trop grands mots pour de banals comportements humains, ni que
je m'étonne innocemment de travers depuis des lustres répertoriés par les balises de
l'introspection: la médiocrité, chérissant comme une plaie la croûte qui la couve et
la recouvre, est d'abord logée dans ce refus de voir la médiocrité... à notre propre
porte, dans nos propres livres, dans nos propres tirades devant le miroir.
Je n'ai aucun capitaine. Je n'ai que quelques phares, dont la lumière noire troue
difficilement la nuit plénière, souveraine: ils m'avertissent pourtant. Mieux, puisque,
dissipant du plus profond de leur angoisse, comme une nuée indécise, les traîtres amers
plus redoutables que des archipels pirates, ils m'offrent le présent le plus rare du
monde, le trésor unique dont la valeur n'aura bientôt plus cours dans cet immense
dépotoir de phrases qu'est notre monde, comme le dit Karl Kraus: ils me donnent leur
parole.
Le croirez-vous ? Ils me donnent leur parole pour que
je vous la jette en pâture !
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