par Juan Asensio
L'Harmattan
« Dans un bel essai consacré à l’auteur de Passions impunies, Juan Asensio s’attarde […] sur les « relations compliquées, profondes, à la fois sombres et par moments festives », qu’entretient le christianisme avec la survivance juive et dont témoigne la belle et mystérieuse amitié entre Boutang et Steiner : « Cette rencontre entre Boutang et Steiner ne peut-être que la préfiguration redoutable – car une espèce de présence dangereuse rôde autour de ces deux hommes lorsqu’ils dialoguent, comme un ange terrible qui les oblige à dénuder leur vérité commune et pourtant indéracinablement autre – de la rencontre entre le Judaïsme et le Christianisme, appelés l’un et l’autre, tous deux appelés, non pas à nouer de plus inextricables liens que ceux qui les unissent depuis deux millénaires […], mais à éclaircir ces derniers. » Nous sommes loin des catégories racornies d’un œcuménisme bêtifiant : certains agents de la circulation idéologique s’en effraieront. N’importe. »
Sébastien Lapaque, Le Figaro Littéraire, 7 février 2002
« Nous avons tenté, en faisant dialoguer l’œuvre de Steiner avec d’autres qu’il admire (celles de Benjamin, de Kraus ou de Kierkegaard) ou qu’il passe étrangement sous silence (comme celles de Bernanos ou de Bloy), de la placer sous un éclairage inhabituel : à nos yeux, l’auteur de Réelles présences est moins l’évident critique à l’intransigeante plume que l’exceptionnel sondeur du Mal. Car le siècle passé, qui a été le siècle de l’horreur absolue, n’a peut-être pas fini de nous livrer son noir secret : le Mal, le visage sordide et défiguré du Mal, que l’Occident depuis des siècles s’est complu à revêtir des masques les plus divers, est d’abord une bouche, n’est peut-être même qu’une bouche, prolixe et enjôleuse, de laquelle sort le flot noir du mensonge. C’est ainsi que Karl Kraus pouvait prétendre de façon paradoxale que le premier conflit mondial, avec ses millions de morts, était pourtant peu de chose si on le comparait à la destruction du langage opérée par le mensonge de la propagande, cette fausse parole selon Armand Robin. Steiner lui-même est dans ces pages l’héritier ambigu de ces auteurs qu’il a nommés pour s’en éloigner : logocrates, Pierre Boutang dont il était l’ami critique, Martin Heidegger ou Joseph de Maistre sans oublier le Mage du Nord, Hamann. Ceux-ci ont tenté de penser la question d’une détérioration du langage par la banalité et le mensonge, agissant comme une maladie, un cancer. Cette question est, dans l’œuvre de George Steiner, première, séminale ; non pas seulement le goût et le respect pour la culture classique ; non pas seulement le déchirant dialogue avec un christianisme beaucoup trop proche pour ne pas se ficher, dans la chair du penseur, comme une écharde de plus en plus pointue et blessante ; non pas même enfin la terrible question de Dieu. J’irais même jusqu’à dire que la blessure que constitue, pour tout Juif, le mystère dévorant de la Shoah, n’est que la conséquence extrême du Mal, de ces paroles néfastes délivrées par la bouche de A. H., ce fantôme malfaisant, cet homme creux croupissant sur une terre dévastée. »
La
création de l'art
A propos de Grammaires de la création
de George Steiner
(article paru dans le numéro neuvième de Dialectique)
Grammaires de la création [Grammars of creation, 2001], Gallimard, coll. "NRF Essais", 2001 (les chiffres entre parenthèses renvoient à cette édition).
Fascinant George Steiner, dont la dernière
œuvre publiée en français (mais aussi celle qu'il souhaite être la dernière),
Grammaires de la création, revient
sur les intuitions fondamentales qui, depuis Dans
le château de Barbe-Bleue, ont patiemment constitué sa réflexion : Dieu,
ou plutôt son absence tragique, l'art, le langage. Regardez l'éminent
professeur repartir, une nouvelle fois, comme il l'avait fait dans Réelles
présences, à l'assaut des rangs serrés de l'armée déconstructionniste
menée par le héraut Derrida. Je me souviens d'un vieux mystère datant du
Moyen-Age, intitulé Le tournoi de l'Antéchrist,
où les hordes du Prince des Ténèbres rivalisaient de laideur et de grotesque
afin de fissurer la citadelle de l'Être, inébranlable au demeurant. Polémiquer
contre Derrida pourrait se révéler une tâche comique s'il n'y allait, dans
cette critique, de la question essentielle, séminale
dirait Steiner, qui taraude notre Modernité inquiète : depuis quelques temps,
nombre de commentateurs ne cessent de nous répéter que le tronc superbe et
altier où s'ente la tradition de réflexion occidentale (mais aussi les arts
dans leur ensemble) risque d'être rongé par la pluie acide de l'insignifiance,
après avoir été rudement entaillé par la hache de philosophes-bûcherons
tels que Nietzsche. A vrai dire, je crois qu'il s'agit plutôt, dans cet écroulement
qui rejoue discrètement le déracinement ontologique auquel l'homme moderne a
été condamné depuis la malédiction du plus laid des hommes nietzschéen
prononcée sur le cadavre immense du Dieu mort, je crois qu'il s'agit, plutôt
que d'un déchaînement des éléments qui témoignerait encore de la hauteur et
de la force de l'idole abattue, du lent travail de sape, du travail minutieux de
patientes termites. Regardez autour de vous ! Écoutez leur infatigable
trottinement ! Les laborieux insectes se sont précipités dans la demeure du
Moi laissée vide par son locataire, lui-même bien trop accaparé par la
multitude de fantômes sales que la psychanalyse a lâchés dans sa conscience,
auparavant mise à sac par ces vandales de l'identité que furent Freud ou
Rimbaud selon Steiner. Les fondations massives de cette citadelle de l'Être dont
parlent les mystiques sont à présent aussi sapées que la maison Usher et
l'homme, qui justement tenait sa place éminente dans la Création de l'acte de
langage par lequel Dieu l'avait sorti de la boue, l'homme n'est plus qu'une
coquille vide, sans identité, sans Je capable de questionner un Tu selon Buber,
une espèce d'homme creux et bourré de paille qui promène sa silhouette
souffreteuse sur les paysages arides et fantomatiques de la terre dévastée, gaste.
Je ne me lasse pas de sonder l'étrange
tristesse, proche de l'acedia, qui
habite Steiner, qui sans relâche contemple, hypnotisé par la splendeur de l'écroulement,
cet éboulement infini, digne d'un tableau de Monsu Desiderio. Déjà cette même
tristesse, cette mélancolie qui est parfois très proche d'un désespoir réel,
avait nourri quelques-unes des plus belles pages d'Errata
: […] les ombres s'allongent. On nous dirait ployés vers la terre et
vers la nuit, comme des plantes (p.
11). Mais Steiner ne baisse jamais les bras, l'obstination avec laquelle
il enfourche son cheval de bataille favori le témoigne assez puisque la
solution, qui ne laisse pas de nous paraître fascinante, est simple : si l'art
se meurt d'être coupé de son substrat logocentrique, il suffit de tenter l'opération
délicate consistant à joindre de nouveau le Fils à son Père puisque, selon
l'auteur du Transport de A.H., l'acte
artistique ne fait que mimer l'acte créateur originel, le Fiat de la Genèse
(Steiner, bien tardivement puisqu'il faut attendre la page 210 de notre ouvrage,
retrouve l'intuition chère aux "logocrates" que furent De Maistre,
Ernest Hello ou Léon Bloy). Mais comment donc pourrions-nous tenter un tel
retour, cher aux illuminés de la Tradition de tout poil, et pour cette raison
éminemment suspect ? Patience obscure de la fin, disait Georg Trakl, œil
d'or de l'origine : s'il est en effet ridicule de vouloir éradiquer la
grandeur de l'origine selon les prétentions d'un immanentisme radical, la
magnifier exagérément constituerait une autre erreur… Sommes-nous donc
condamnés à sombrer dans une inextinguible mélancolie ou, pis, dans le désespoir? A moins que…
A moins que l'art moderne, nous dit
Steiner, soit capable de créer un monstrueux chef-d'œuvre débarrassé de
toute référence au divin. Mais alors, à quoi donc ressemblerait une œuvre
d'art qui, définitivement, aurait désamarré son impatiente ardeur de la rade
divine, où elle pourrit piteusement selon les petits thuriféraires, les prétentieux
doctrinaires de la tabula rasa perpétuelle,
les apôtres du Néant ? Nul ne le sait… Mais à coup sûr serait-elle aussi
radicalement éloignée des timides percées d'un Beckett ou d'un Sartre en
direction du Rien que des redoutables fables d'un Kafka. Steiner pense que, à
l'évidence, une telle création, à moins de sombrer dans l'ineptie et
l'insignifiance du happening contemporain, dans la pornographie bavarde dans
laquelle se complaît la majorité de nos pseudo-artistes, serait rigoureusement
impossible, étant comme une espèce de trou noir dévorant, un de ces astres
occlus que l'astrophysique, fascinée par la déhiscence du Néant, traque sans
relâche. L'insignifiance n'est pas, ne sera jamais une œuvre artistique, sauf
pour Wharol qui avait toutes les peines du monde à définir ses reproductions
du terme d'art, sauf encore pour l'école des pitres dadaïstes, potaches du
nihilisme[1].
Cette impossibilité est d'ailleurs consubstantielle à l'œuvre
d'art, jouée, écrite ou peinte, puisque l'acte de création, pure joie d'une
liberté qui se donne et appelle (cf. p. 159), acte
intégralement libre, intronise dans la matière l'humilité de cette réelle
présence dont le concept a été emprunté par Steiner au vocabulaire théologique
et aux vieilles controverses entre catholiques et protestants au sujet de la présence
effective, réelle, charnelle, du
Christ dans l'hostie consacrée : par la
vertu de la "transsubstantiation" du mystère suprême de la présence
et de l'action divines dans la forme extérieure (celle de l'eucharistie),
l'homme peut et doit "donner sens" au sensoriel. L'ingenium
de l'artiste, qui nous montre des formes imaginaires et mimétiques, qui fait
parler la matière, la capacité des arts et de la littérature à produire des
symboles font de la fiction une figura veritatis,
une figure et une figuration de la vérité (p. 97). Au-delà de ces considérations
qui déjà surprennent dans la bouche d'un auteur qui jamais ne se retient de
critiquer la tendance exagérée (blasphématoire ?) de l'art chrétien à représenter
Dieu, justement Celui qui échappe à toute représentation selon le judaïsme
et l'islam, je crois que Steiner imagine une espèce d'aura troublante entourant
l'œuvre d'art. Cette aura, à la fois selon ce qu'en disait Walter Benjamin
mais aussi, sans doute plus profondément, d'après le Boutang de l'Ontologie
du secret qui s'interroge sur l'essence de l'art en tant que présence secrète,
dont la manifestation visible n'est finalement qu'une des facettes – mais
seulement l'une d'entre elles –, cette aura revêt une évidente dimension
sacrale qui, en permettant à l'œuvre d'art de survivre obscurément, dans les
ténèbres ou dans le silence, en somme, en mimant l'éclipse de Dieu évoquée
par Buber, lui assure une véritable éternité et ce, au travers même de sa
troublante fragilité. Plus trivialement, cette aura convoque, pour le
spectateur, une profondeur qui creuse la matière d'une dimension, d'une
ouverture propre au dévoilement de l'absolue étrangeté de l'œuvre d'art :
ainsi Merleau-Ponty, dans L'œil et l'esprit, parle-t-il de la mystérieuse
fraîcheur que les peintures rupestres de Lascaux faisaient surgir au plus
intime de la roche. Et puis, tout n'a-t-il pas été dit par Roger de Piles,
affirmant : La véritable peinture est celle qui nous appelle comme si elle
avait quelque chose à nous dire ?[2]
Oui, selon Steiner auquel on a beau jeu de reprocher son excessif pessimisme, l'art est doublement énigmatique puisque, création qui reproduit en quelque sorte la Création première, sa pérennité n'en est pas moins réelle bien que paradoxalement fondée sur le risque d'une disparition mortelle, définitive. La même chose pourrait être dite de la parole, bien que, selon l'auteur, la mort d'une langue – ce fait se produit tous les jours – soit un événement définitif, duquel il ne reste plus aucun témoignage si ce n'est, dernière preuve pitoyable de la grandeur d'un monde éteint, une petite cassette d'enregistrement. L'art, en tant que témoignage d'une présence et d'un horizon d'attente qui nous dépassent, est lui aussi, comme un être vivant, exposé à la disparition, à la mort, cette mort pourtant que le portrait ovale de Poe conjurait fantastiquement. Il est donc lui aussi et de la même façon, comme un être vivant, exposé à la raillerie, au rire jaune de l'insignifiance et de la banalité : Steiner a raison d'écrire ces phrases qui, il faut l'espérer, parviendront quelque peu à lézarder le mur criard de l'art contemporain : On continuera à produire, exposer et conserver pieusement ce qu'on appelle "l'art". Il y a assez de draps sales et de veaux coupés en deux pour tout le monde. Mais on cessera de l'invoquer ou de vouloir le "penser de fond en comble". Il cessera de réévaluer les fictions ontologiques qui lui demeurent ouvertes après le reflux du théologique et la déliquescence et la transcendalité (p. 397). Alors, si une telle éventualité devait se produire, nul doute que l'homme entrerait définitivement dans cette terre des morts dont parle T. S. Eliot, cette terre des cactus où les images de pierre sont dressées pour des regards vides.
juanasensio@hotmail.com
[1]
Il faut lire à ce sujet les excellentes pages que Nicolas Grimaldi a
consacrées à la critique de l'art contemporain dans L'homme disloqué,
Puf, coll. "Intervention philosophique", 2001.
[2] Roger de Piles, Cours de peinture par principes (1707), Paris, Gallimard, coll. "Tel", 1989, p. 8.