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Les Brandes : une plongée dans le Démoniaque par Juan Asensio
Francisco de Goya, Le Sabbat des Sorcières, détail
Le texte suivant, paru dans le cinquième numéro de la revue Les Brandes (décembre 1998) consacré aux Figures du Démoniaque, peut, à bien des égards, constituer une espèce de condensé de notre recherche : en germes, y sont présents les axes et les interrogations de tous nos travaux.
Que le nocturne débouche brutalement au grand jour, le fait surprend chaque fois. Il révèle pourtant une existence d'en dessous, une résistance interne jamais réduite. Michel de Certeau, La possession de Loudun, Gallimard / Julliard, coll. "Archives", 1990, p. 7.
Au moins deux raisons impérieuses nous commandent d'aborder une réflexion sur le Démoniaque en littérature. L'argument de la pauvreté, dans ce domaine difficile et méconnu, de la sécheresse de la pensée philosophique, n'est pas le moindre. C'est peu dire que, hormis Kierkegaard explicitement, d'autres tels que Paul Ricoeur, Jankélévitch, Leibniz, Kant, Simone Weil, Berdiaev, Nabert ou K. O. Apel sur le problème générique du Mal, Jean-Luc Marion dans un remarquable article sur la personne du Diable, le Démoniaque est le no man's land de l'interrogation philosophique: sans doute faut-il voir dans cette désertion intellectuelle la résultante d'une tradition éminemment occidentale, remarquablement illustrée par l'enseignement de l'Université française, qui veut qu'un gouffre infranchissable, et profitable, naturellement, pour les deux, sépare radicalement la sphère de la réflexion philosophique de celle de la réflexion théologique. A ce titre, la phrase triomphaliste par laquelle Antoine Vergote conclut son article sommaire et fat sur la question philosophique de l'existence de Satan ne laisse aucun doute: affirmant que la croyance au Démon n'est imputable qu'à des motifs strictement théologiques, et que, dans la foi chrétienne même, pourtant son lieu d'épanouissement évident, elle n'est rien de plus qu'un motif supplémentaire pour être attentif, comme les mystiques, aux mystifications de soi-même, Vergote se demande si, après son parcours réflexif exemplaire, il reste à la théologie des lieux propres de réflexion ! Nous ne sommes pas philosophe, encore moins théologien, mais pourtant, par la prégnance irrécusable dont le Démoniaque investit, au moins, la littérature, nous devons répondre qu'il reste bien, sur cette question, matière à réfléchir: n'était même le soupçon d'une emphase et d'une défense partiales que l'on pourrait adresser à quiconque fréquente de longue date ces mers ténébreuses de la pensée, nous ne craindrions pas de répondre que, là, tout, absolument tout reste à faire, et à dire et à écrire donc, s'il est vrai que l'interrogation sur le Démoniaque ne peut se départir, à notre sens, d'une interrogation radicale sur les moyens dont dispose le langage, celui de l'écrivain comme celui du critique, pour évoquer cet irrévélable oblique , que, comme Newton face à l'océan de l'Inconnu dont il avouait n'avoir parcouru, par son humble mais géniale interrogation, que la frange écumeuse, nous sommes, nous aussi, selon Clément Marot, face à une mer variable où toute crainte abonde, attendant l'heure du départ, le regard jeté vers le grand large. Cette occultation de la sphère du Démoniaque dans la pensée contemporaine, est l'exacte contrepartie, dans notre esprit, de sa souveraine révélation, ou mise en perspective. C'est la deuxième raison, toute invraisemblable qu'elle paraisse, qui nous pousse à tenter un bref éclaircissement de cette question, dans le sillage de la confession que Georges Bataille livrait sur une fascination personnelle, face au mystère du Mal, à ses propres yeux inséparable de son interrogation et de sa mise en scène littéraires. Oui, nous pensons, comme l'auteur du Bleu du ciel, que la littérature est l'essentiel, ou n'est rien, que le Mal donc, dont elle est l'expression, a valeur souveraine. Cet aveu, les prudents penseront qu'il trahit un manque flagrant et dommageable de distanciation, pour le chercheur, face à l'objet qu'il est censé étudier. Comment témoigner du contraire ? Mais, identiquement, comment considérer que le mystère du Mal, du Démoniaque, puisse être simple objet sur lequel concentrer les seules ressources, bien limitées, de l'attention intellectuelle, rationnelle, objectivante ? Le penseur contemporain, bien téméraire lorsqu'il s'agit de sonder les reins creux d'une modernité sans douleur et sans regrets, semble avoir oublié les mots courageux de celui qui, comme Nietzsche l'écrivait, doit écrire avec son sang, Patocka affirmant: Le philosophe est contraint d'affronter ses limites, pour autant qu'il aspire à la vérité. [...] Il est tenu de laisser croître en lui l'inquiétant, l'irréconcilié, l'énigmatique, ce dont la vie ordinaire se détourne pour passer à l'ordre du jour. Ainsi, sur le quatrième pilastre
de la façade de la cathédrale d'Orvieto, une sculpture, attribuée à Maitani, évoque
affreusement les tourments des damnés, torturés par des démons ophidiens. Un des corps
suppliciés, dont les mains jointes semblent esquisser un geste de prière impensable aux
Enfers, a le visage dilacéré par deux serres sataniques, l'une soulevant par le menton
le visage tragique du pécheur, dans la préhension parodique d'un offertoire inversé,
l'autre murant la bouche qui hurle sans doute. On peut voir dans cette oeuvre la
traditionnelle représentation des tourments infernaux; on peut y voir aussi, plus
sûrement, l'assaut irrésistible que les puissances mauvaises mènent contre la citadelle
de l'âme de chaque homme, la muette profération d'horreur agonisant dans le regard qui
se tend vers un ciel refusé. C'est que la question du Mal, plus que toute autre, n'est
point, selon la célèbre distinction établie par Heidegger à propos du questionnement
de l'Être, une Vorhandenheit, une substance-à-portée-de-la-main, plate et
fade présence objective, située là-dehors, matière de la spéculation
théorique, de la prospection scientifique, en un mot que l'on retrouvera plus loin, sujet
de l'expérience harmonieuse de résolution menée à bien par la théodicée. Au
contraire, elle est une Zuhandenheit, un être-disponible-sous-la-main,
comme l'est le marteau du tailleur de pierre, qui vous dirait, si vous l'interrogiez, que
son outil est bien Qu'on nous permette une petite digression, qui utilement illustrera notre propos sur une fascination, par la question du Mal, de notre conscience de la conscience moderne tout entière ? Max Milner, dans son grand ouvrage sur le Diable, confie que l'idée de sa réalisation remonte aux années qui suivirent immédiatement la fin de la guerre, lorsque, chaque homme ayant vu et subi dans sa chair une mystérieuse "éruption" des forces ténébreuses, hors de proportion avec l'échelle ordinaire des actes humains, il a bien fallu se rendre à l'évidence horrifiée que les seules ressources de l'homme n'avaient pu en être la cause. La France vit, depuis plus de cinquante ans, dans la paix évidemment souhaitable qu'elle a conclue avec l'ennemi d'hier, l'Allemagne: toutes deux sont lancées dans la réalisation titanesque d'une Europe censée donner aux hommes, après la pax romana des premiers âges, une louable pax europeana dont nous espérons qu'elle ne se résumera pas à la terrible escroquerie d'une léthargique prostration, pour des millions d'hommes et de femmes, dans les bauges édéniques de tel parc de loisir. A cette réserve près, nous osons pourtant écrire que presque rien, depuis la fin du dernier conflit mondial, n'a changé: au moins, rien en profondeur, puisqu'existent, en germe, mais à présent infiniment concentrés, tous les poisons qui embrasèrent jadis le monde mais cette fois, pour quelle déflagration ? On nous accusera de faire preuve d'un pessimisme exagéré, hors de propos en tout les cas avec la douce espérance d'une reprise de la croissance, d'une résolution des conflits sociaux par le dialogue, d'une victoire sur les maladies, d'une amélioration des ressources garantissant le droit à toujours plus de confort et de culture, etc. ? Comme n'importe quel lecteur des oeuvres de Bloy et de Bernanos, nous savons que l'optimisme des imbéciles, comme les lieux-communs, d'ailleurs, qu'ils échangent entre eux, sont toujours riches d'un enseignement secret. Quel est, dans ce cas instructif, l'enseignement à tirer ? Le voici: les imbéciles ont peur. Et de quoi ? Du Mal bien sûr, moins de sa présence, confondu avec la médiocrité dont ils se repaissent et se réjouissent, que du coup pendable qu'il pourrait bien leur faire, si d'aventure il reprenait, comme par le passé, des dehors par trop visibles et dramatiques, les obligeant alors à sortir de leur paisible vautrement, d'abandonner leur bavante reptation de limaçon pour la stature droite, la réponse franche... Ces deux raisons d'exposition du Démoniaque offrent déjà une définition partielle de ce qu'il est: d'abord, une terra incognita de la recherche, dans laquelle on n'ose se risquer que bien rarement, et encore, avec tout l'arsenal défensif de l'explorateur qui découvrirait les marches inconnues d'un royaume; et, si le Démoniaque est d'abord perpétuel vacillement, inconstante houle qui donne à l'Être le mal de mer de la sempiternelle métamorphose, il est d'abord une mare incognita, ondoyant royaume de Satan que Pierre de Lancre rendra responsable de la vague de folie plongeant le pays du Labourd dans l'hérésie. Ce sentiment de l'exploration d'une vierge étendue n'est pas qu'une métaphore commode, mais une réalité intrinsèque à ce domaine de recherche particulier: il anime par exemple, dans des aires allant d'une archéologie critique du savoir jusqu'à l'histoire des mentalités, en passant par la littérature ou la mystique, les uvres de Michel Foucault, de Jean Céard, celles de Michel de Certeau ou encore de Jean Delumeau, qui scrutent les imbrications qui existent entre le Démoniaque et l'occulte d'une langue mis à jour par la force révélante et centrifuge de celui-ci, à la lumière étrange de l'impensé de l'impensable ? Le Démoniaque est l'inconnu, certes parce qu'il est, traditionnellement, le mode de manifestation dans, ou plutôt, d'infestation du réel ou du romanesque par le Démon, et que cette manifestation ou infestation ne peuvent se faire que par une voie inversée, négative, puisque le Démon, là encore de façon toute traditionnelle depuis saint Paul et les Pères, n'a d'existence que parasitaire le non-être greffé, enté sur l'Être: par exemple le corps bien portant du possédé investi par une présence qui ne serait rien sans l'assise charnelle de celui-ci. Inconnu encore, le Démoniaque l'est d'une façon paradoxale et, croyons-nous, radicalement nouvelle: s'il est vrai que, comme l'Être selon Heidegger ou Dieu dans les approches apophatiques des mystiques (le Pseudo-Denys ou Maître Eckhart), qui ne sont rien d'étant, de quantifiable ou de représentable, le Démoniaque, qui mime la présence divine Satan n'est-il pas le singe de Dieu ? , qui défait la trame du tissu divin ou qui remplit d'absence, par les trous qu'il provoque, la matière d'une éponge gorgée de bonté, lui aussi, n'est rien d'étant, nous ne devons pas craindre d'affirmer que celui-ci, mais cette fois d'une façon radicalement spécieuse et perverse, va se donner à nous par une sorte d'ubiquité négative. En somme, le Deus absconditus du prophète Isaïe, dans un retournement parodique surtout perceptible, après la proclamation de sa mort par la Philosophie, dans les oeuvres artistiques de la modernité occidentale, devient un Diabolus absconditus, cette sphère énigmatique, cette fois retournée, chère aux méditations des vingt-quatre sages reprises plus tard par Nicolas de Cues, Giordano Bruno ou Pascal: Le Diable est la sphère infinie dont le centre est partout et la circonférence nulle part, pourrait-on ainsi écrire, gardant à l'esprit les oeuvres d'un Barbey d'Aurevilly ou d'un Joris-Karl Huysmans. Cet inconnu sacré, affecté comme jamais auparavant il ne l'avait été dans l'histoire de l'Occident, d'un signe négatif, n'est pas près, à nos yeux, de devenir une borne marquant l'aire de repos dans laquelle notre questionnement s'assoupirait. C'est l'inverse plutôt qui se produit, si l'on veut bien considérer l'énigme lourde, et dont rien ne prédit qu'elle ne le deviendra pas de plus en plus, d'une présence satanique qui, débarrassée à présent d'un socle divin dans lequel elle devait plonger, pour tenter d'être, même de façon toute labile, ses racines chimériques, semble toutefois plus inquiétante que jamais: violences, sadismes, suicides, guerres, meurtres rituels, avalisés parfois par des cultes sataniques grotesques, le plus souvent attisés par un simple mal de vivre, ou, comme le disent les médias de façon ridiculement grandiloquente, une désespérance, eux-mêmes fouettés par une imagination du Mal jamais mieux illustrée que par les productions du petit ou du grand écran. Inconnu, le Démoniaque parodique, usurpant la place divine, devient le plus connu: jouissant alors des prestiges d'une fallacieuse ubiquité, comme Dieu qu'il mime il devient le plus inconnu, le grand Absent. Le Démoniaque est donc le rite funèbre d'investissement, par une présence dont on ne peut certifier l'être, dont on ne peut toutefois éradiquer, au sein du visible et de l'invisible, l'invincible surrection et comme déhiscence, de tout ce qui advient à l'éclosion et à la certitude de l'existence (non seulement donc, le monde visible ou celui de l'imagination collective, mais, et c'était le sens de notre deuxième observation, la mienne propre, mon propre imaginaire). De cette observation nous tirons notre deuxième point de définition, le nœud gordien auquel le Démoniaque lace son cou de traître: de la branche maudite suspendue au-dessus de l'abîme, l'apôtre félon est condamné à l'infernal balancement, comme s'il était l'horloge du Diable, le pendule incessant qui compte sans jamais l'épuiser l'immobile écoulement d'un temps suspendu. Le plaintif balancement qui doit bien traduire quelque chose de l'inimaginable et misérable débat d'une conscience argumentant avec elle-même jusqu'à la fin des temps, caractérise le Démoniaque, qui souffre, comme on le dit cruellement du raté, de ne pas trouver sa place. Il est, si nous osions ce néologisme, une néance: un néant qu'il est sans doute impossible de coordonner à celui que la tradition philosophique commande de penser en face de l'être, à celui même que le récit d'ouverture de la Bible, La Genèse, évoque, dans ses deux premiers versets, dans une inquiétante trilogie: le tohu-bohu, le tehom, le hoshek, c'est-à-dire le chaos, l'abîme, le gouffre ténébreux. Une béance, avide de combler sa profondeur stérile en déversant sur ce qui est la cire perdue qui en prendra la forme transitoire, comme une tumeur rongeant peu à peu l'organe sain qu'elle copie puis remplace par un simulacre délétère. Cette protéiforme aptitude à recouvrir des masques les plus grotesques des faces dont nous ne saurons jamais s'il fut donné à l'écrivain de les voir un jour radieuses et sereines, accomplies, évidemment la littérature, qui est d'abord l'espace où toutes les formes verbales s'éploient, va lui offrir un champ illimité de métamorphoses. Nous l'avons écrit, la littérature est le domaine qui reste privilégié par la prégnance du Démoniaque; plus même, car, s'il est aisé de constater, avec Myriam Watthee-Delmotte, que les représentations du Mal, mettant en oeuvre une interrogation capitale sur la condition humaine, s'avèrent particulièrement révélatrices d'une dynamique évolutive qui touche tant les contenus que les formes d'écriture et jusqu'à la notion de littérarité elle-même, c'est à une véritable imbrication des deux qu'il faut penser, non pas dans le sens tout romantique qui, comme Gide l'écrivit un jour, demanderait entre l'écrivain et le Démon une nécessaire et fructueuse collaboration même si se pose alors, comme Simone Weil le remarque, avec une redoutable acuité, la question de la beauté d'un art jugé immoral, mauvais: Tout ce qu'il y a de beauté dans le monde est comme une incarnation. En tout ce qui nous donne le pur sentiment du beau, il y a présence réelle de Dieu (du verbe ordonnateur). L'admiration pure du beau authentique est donc un sacrement. Mais danger, car Néron... , mais plutôt dans celui d'une tragique co-naissance, de l'un à l'autre, inversée bien sûr par rapport à ce qu'en pensait Claudel, un peu comme s'il en allait, entre le Démoniaque et la Parole, de l'intime et douloureuse compénétration, que Hans Jonas tente de penser entre Dieu et l'homme. C'est dire l'étonnante puissance du Démoniaque sur le Verbe: mais puissance usurpée, car il doit de toute façon, pour tenter d'exister, même spécieusement, forer le socle d'une Parole qui reste, malgré les tentatives nombreuses visant à désamarrer le langage d'une aire divine pour le plonger dans le bourbier de l'immanence, l'assurance la plus magnifique que l'homme n'est pas qu'un animal un peu plus évolué que les autres: réellement, sa parole, son rôle insigne de gardien de celle-ci, témoignent d'un mission et d'une stature surnaturelles. Si la Parole est manifestation de Dieu, donc de l'Être, le Démoniaque sera son silence, ou plutôt son mutisme, l'hermétisme kierkegaardien pouvant être compris comme le cri de l'animal que devient l'homme lorsqu'il a perdu de vue Dieu, mutisme paradoxal, dont l'aberration ne doit point nous surprendre qui fera de celui-ci une assourdissante débauche d'effets et de possibilités. C'est en effet peu dire que le Mal exige, de la part de celui qui écrit, une recherche seulement formelle: il commanderait bien plutôt une démarche radicale dont une image nous est superbement donnée par le mythe de la descente d'Orphée aux Enfers ou, si l'on souhaite un exemple de chair, dans les tentatives rimbaldiennes (se faire monstre parlant, comprachico cultivant sur son propre visage la verrue du Mal, c'est-à-dire devenir voyant) et trakléennes, quoi qu'il en soit tout entière placée sous l'angoisse d'un autre poète, Patrice de La Tour du Pin: Mais comment chanter les dégoûts, / La fièvre du mal, sa naissance ? Le Démoniaque parle, c'est certain: Satan, pour le tenter, parla au Christ conduit au désert, comme il parla, étant l'accusateur du Juste, dans le troisième chapitre de Zacharie ou dans Job, comme il parle aux ermites champions d'une solitude ascétique peuplée de monstres, saint Antoine et saint Macaire, comme il argumentera, quelques siècles plus tard, avec la Vierge, dans les interminables plaidoyers des mystères du Moyen-Age, dans ses tout aussi nombreux miracles, pour réclamer l'âme de Théophile. Il parle encore chez Dostoïevski, Conrad ou Bernanos, chez Steiner pour qui Hitler est, d'abord, une bouche des ténèbres, chez Faulkner, où Absalon, Absalon ! résonne longuement d'une inépuisable horreur face au Mal proférée par le roi David. Le Démoniaque, c'est donc le troisième point de notre tentative de définition, est intimement lié à l'être de la Parole qu'il contamine, intrinsèquement à nos yeux, c'est-à-dire, ontologiquement, et non pas dans une relation uniquement figurative, donc, peu ou prou, esthétique: dans un remarquable article, Yves Ledure écrit très justement que les figures ne sont que l'image brouillée du mal, que la figure est le constat, mille fois répété, de l'omniprésence d'un mal qui, en dernière analyse, n'a pas de visage, c'est-à-dire de nom. Le destin de la figure est de suggérer à la fois l'omniprésence et l'innommable du mal. A la figuration, certes commode mais transparente à lexcès, qui reste, en offrant à la luxuriante manifestation démoniaque un masque vite éventé, à la surface des choses, on peut préférer le très complexe et riche processus de la symbolisation, appel dun Invisible au signe, à la marque non obvies, à la fois bénéfique et maléfique: cette fois, la blessure, la griffe diabolique laissées là en témoignage de délétère passage, cette marque indolore qui consacrait jadis la chair sorcière, est intérieure et affecte, comme disent les médecins, le tissu profond du langage symbolique. Car le symbole, dans sa tentative perpétuelle de nommer, de dire le divin, de parler de Dieu, de réenchanter, pour employer un mot aujourd'hui galvaudé, le monde, affronte la coupure qu'introduit le diabole, et est confronté, dans sa quête, dans son irrécusable désir d'évoquer le silence de l'extase ou l'improférable de la vision par le don d'une plénitude surnaturelle à quoi il relie une réalité terrestre, au bruit que fait éclater la parole vicieuse. Hölderlin, dans une sentence mille fois reprise, affirma que là où le danger croissait, demeurait également ce qui sauvait: peut-être, à notre tour, plongés dans la tourmente de la tempête, sortirons-nous tout fumants à l'instant précieux où la lumière déchire comme un voile la noirceur amoncelée. Pour Max Milner, certain que l'invisible est plus réel que le visible. |