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DIALECTIQUE

Georges de La Tour, Songe de St Joseph, détail

Georges de La Tour, Songe de Saint Joseph (détail),  1640

 

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DIALECTIQUE, numéro septième (janvier 2000) :

Ernest Hello ou l'urgence de la Parole, par Juan Asensio.

 

Ernest Hello ou

l'urgence de la Parole 

par Juan Asensio

 

Quelle peut bien être, de nos jours, la place d'un écrivain tel qu'Ernest Hello ? Il n'en a aucune, absolument aucune; à peine quelques lignes dans la récente Histoire chrétienne de la littérature, pourtant conséquente, aux côtés de noms eux aussi oubliés — heureusement oubliés ! — tels que Gratry, Pontmartin ou Genoude: je renvoie mon lecteur à l'inimitable chapitre douzième d'A rebours de Huysmans s'il désire faire revivre un instant le fantôme de ces hongres littéraires. Pas de quoi, d'ailleurs, nous étonner de pareille disparition; encore moins nous affliger de cette éclipse involontaire. Ernest Hello est mort dans le tombeau que les catholiques lui ont obligeamment creusé. Il a plongé la tête la première dans le caveau mollement capitonné où son corps bizarrement contrefait s'est desséché, comme une momie, dans le trou somptuaire qui garde ses rêves stériles et poussiéreux, oublie pour l'éternité que jadis elle fut un être vivant, un homme, autre chose qu'un petit tas de chair saponifiée qui s'effrite désormais sous la lumière avare de ces lieux. Maintenant, ne restent plus, auprès de la dépouille fripée, que quelques cafards qui huilent les parterres des catacombes, commençant à s'attaquer, après la dépouille de Joseph de Maistre qu'ils ont infestée de leurs oeufs innombrables, à celles de Bloy et de Bernanos — qui peut dire combien de temps ces deux indéfectibles résisteront aux patients carnivores ? Ceux-ci, on le sait, à la différence de leurs lointains cousins rongeurs, sont d'une fidélité exemplaire, car ils ne quittent jamais le bateau qui fait eau de toute part, le protégeant contre le souffle puissant de l'océan, son mugissement gonflé d'une vie violente et passionnée. Pourtant, celui qui se voulut un Croisé et qui le fut réellement, même s'il ne sut pas toujours se préserver d'un ridicule sur la matière duquel Patrick Kéchichian a fait laborieusement germer son saule-pleureur, mérite bien plus que l'oubli railleur ou l'onction cagote dans lesquels on baigne sa fureur de prophète, pour l'oindre des aromates les plus tristes. Redonnons-lui, l'espace et le temps de quelques pages, droit de parole, laissons le silencieux Hello parler enfin pour que, peut-être, puisse être (re-)découverte par une âme libre, l'excellence lumineuse de cet écrivain de race et de sombre génie.

Plus de mots.

Arthur Rimbaud, Une saison en enfer

 

Qu'est-ce qu'il veut, celui qui, sans espoir d'aucune espèce de compensation, plongé dans le trou bouillant d'Aden, cratère de volcan éteint au fond duquel les peaux ruissellent, les estomacs s'aigrissent et les cervelles se troublent, avoue qu'on vit et décède tout autrement qu'on ne le voudrait jamais, l'affreuse banalité de la complainte ajoutant sa peau morte d'ennui au pourrissement général déjà passablement avancé ? Qu'est-ce qu'il veut, l'ancien poète qui, se souvenant bien, comme s'il s'agissait d'une bâtarde nostalgie dont il faudrait à tout prix arracher l'herbe mauvaise, éradiquer la fierté et jusqu'au souvenir délictueux, confessait naïvement que, jadis, sa vie était un festin où s'ouvraient tous les cœurs, maintenant que, les affaires devenant de plus en plus mesquines, tellement mesquines à vrai dire que le temps s'étire et s'écoule comme, les longues soirées où mugit le désert tout proche, le songe creux d'une richesse bourgeoise et claquante dans la cervelle du dormeur n'en finit pas de troubler son esprit et de l'enfiévrer, à présent que les deux trous blancs fixant la nuit étoilée de l'Afrique y découvrent le halo laiteux annonciateur de la déconfiture prochaine, irrémédiable ? Oui, que veut-il donc, l'impeccable poète qui réussit, à chaque nouvelle lecture, le prodige de faire resurgir de nos profondeurs mollement enfouies l'enfant qui sommeille en chacun de nous; cet homme, que veut-il donc, lui, ce poète génial qui fut à peine un enfant lorsque, encore adolescent, sa précocité étonnait ses professeurs et qui, devenu homme, redevint cet enfant têtu et hargneux qu'il ne cessa jamais d'être et de faire parader, enfiévré par l'heure du départ qui toujours le trouva dans la disposition à la fois étonnée et joyeuse de l'enfant contraint de quitter le lieu où ses meilleurs souvenirs resteront à jamais enchâssés ? Nous sommes en 1885, et Rimbaud, c'est peu dire, ne veut absolument rien, lui qui a tout désiré d'une faim de monstre, qui a dévoré la folie, l'amour, l'âme, la vigueur et l'éclat, l'exploit et le meurtre, le repos ivre et la vision étincelante, évanouie aussitôt que donnée, avec l'insouciance inconcevable de l'ogre que personne ne peut voir ni déranger: du repaire maudit du Minotaure, nul n'approche. Il ne veut ni ne souhaite rien, il ne veut désirer rien du tout — et ce désir farouche est déjà une volonté tragique —, en tout cas, il ne désire certainement pas ce qu'une belle âme voudrait trouver dans la carcasse de cet homme extraordinaire, l'y placerait presque sans que l'on s'en aperçoive, justement pour donner un peu de consistance à cette enveloppe creuse depuis longtemps, maintenant vide, peut-être vide et claquante au vent depuis toujours: car c'est un grand mystère que Rimbaud, sans doute celui qui, plus en avant que Baudelaire, a révélé au monde de nouvelles terres poétiques dont l'exploration commence à peine, qui a partiellement délivré de leurs propres visions Trakl, Char ou Bonnefoy, Larronde ou Claudel, c'est un inconcevable et mesquin mystère, un tour de charlatan que Rimbaud, parlant plus que voyant, et parlant, cela est inouï, jusqu'au dégoût de la parole, n'ait absolument rien à dire, parce qu'il ne veut ni ne désire rien, et que, très probablement, ce qu'il a un jour voulu dire n'évoquant plus rien à ses yeux que des fariboles d'adolescent, des opérations de mage insonore, à présent qu'il trime comme une brute sous le soleil banal, il a choisi de se taire et de ne plus rien dire, et même, de ne même plus dire et se lamenter qu'il n'avait plus rien à dire ni qu'il n'avait, très probablement, jamais eu rien à dire. De sorte que le mystère de Rimbaud, le mystère Rimbaud, n'est sans doute pas autre chose qu'un misérable secret peu digne de considération. Nous continuons de vivre, nous, modernes et décadentes orchidées voraces, fleurs de l'ennui compliquées et rutilantes, nous prospérons follement sur le lisier de cette prodigieuse affaire qui n'est même pas une histoire, mais la réalité fausse et le simulacre qu'en se retirant, l'abolition pure et simple de l'histoire invraisemblable de pareil échec, a laissé en maigre partage à celui qui allait devenir le plus grand de nos poètes, une dépouille donc, une défroque bavarde et loquace dont nous guettons, comme s'il s'agissait du dégorgement funeste de l'augure, le plus insignifiant des balbutiements, sur laquelle nous plantons nos crocs comme des chacals avares et affamés, nos polypes, je l'ai dit, comme des orchidées. Quoi donc ? Rimbaud à bout de souffle et de rouleau, ne voulant plus rien, est-ce bien vrai ? Alors Rimbaud, comme un de ces capitaines en rade magnifiquement peints par Stevenson ou Conrad, une de ces épaves chères à Lowry qui, regrettant le temps magique où il se dressait à la proue de son bateau ivre fonçant dans l'azur, conjurerait le sort par une giclée de tripes sur le zinc du mastroquet ? Si toutefois, il veut encore quelque chose, l'homme affectueusement chaussé de semelles de vent, réellement, aussi léger que l'air et inconsistant, mais on trouvera sans doute que c'est peu, et par-dessus le marché bien médiocre pour nos âmes de bruyants agioteurs éprises de grandeur sauvage: l'estime de Pierre Bardey, qui l'exploite et le raille, et qu'il quittera après une scène qu'on se plaît à imaginer, dans la chaleur intolérable et dégoulinante, dont Céline se servira pour poisser les aventures les plus désolantes de son triste Bardamu, aussi insipidement décolorée que l'autre, la grande, celle qui fut jouée avec son amant dix ans plus tôt, et qui fut inévitablement animée, théâtrale, guignolesque, poétique, en somme tout aussi ridicule, scène outrancière qui vit Rimbaud monnayant peut-être, allant même jusqu'à monnayer et marchander le paquet inestimable contenant le manuscrit des Illuminations, comme s'il s'agissait d'une drogue inappréciablement aliénante dont il faudrait à tout prix se séparer, voilà ce qu'il veut, rien d'autre que la considération dont jouit Monsieur Prudhomme. Mais que peut bien être, ô dieux ironiques !, l'estime rendue par Pierre Bardey au plus grand de nos poètes ? Mais voyons, rien moins que celle que chacun nous attendons de notre patron, que nous quêtons avec délices et courbettes de notre volonté, après tout beaucoup plus souple que l'échine du roseau, cela est inimaginable. Peu importe d'ailleurs, car bientôt, estime marchande ou pas, l'appel des armes va sonner pour ce missionnaire sans Dieu comme elle sonnera pour Psichari, qui se fera fort de ne pas oublier dans son barda le sextant racoleur qu'utilisent tous les convertis — dont la particularité est qu'il pointe sur l'astre de leur nombril, nadir de vanité plus que zénith d'humilité, ainsi que Claudel nous l'enseigne —: mais Rimbaud lui, pitoyable vivandier, le plus grand des poètes français c'est certain, et justement parce qu'il est le plus grand, ne paraphe rien d'autre qu'un contrat juteux — tout du moins, il le croit tel, mais bien sûr l'avenir l'enseignera cruellement — avec Pierre Labatut, pour l'expédition au Choa et la vente d'armes au roi Ménélik, ennemi de l'empereur Jean, lui-même ami des Anglais, ennemis légendaires, tout le monde sait cela, des Français; rien, décidément, vraiment rien de bas et d'abject, rien d'une bassesse commerçante et rampante, aucune platitude fiduciaire, aucune veulerie ni gabegie vermineuse, aucune sifflante âpreté au gain (tout comme ces clichés touristiques auxquels la vie du poète sera polychromée), aucune avarice chafouine ne sera donc épargnée à celui qui caressa jadis l'espoir fou de se faire voyant — et y réussit sans doute, mais la poésie n'est pas affaire de réussite, car les cartes en sont cornées —, aucune imbécillité pateline à celui qui, inventant avant Paul Celan une langue au Nord du futur, convertissant un autre Paul sur son chemin de Damas tout défoncé de nids-de-poule esthétiques, désossait pour s'en échapper la vieille Europe aux parapets rognés, sa fringale maudite préfigurant et comme appelant d'autres chiens au festin, qui parviendront bien, eux, à dévorer les derniers lambeaux et peler jusqu'à leur pulpe blanche les os fatigués du colossal squelette, vraiment rien, ni la platitude, ni l'ennui, ni l'intérêt, ni le désintérêt, ni le dégoût, pas même la certitude d'avoir échoué, cette rôtissure plus accablante que le feu de mille soleils blancs, cuisant et recuisant l'échec, pas même cela, ce vieux renvoi du minable Kurtz, frère creux de Rimbaud, comme un hoquet de stupéfaction résignée devant la faillite de leur entreprise, leur ardeur invincible à s'enfoncer désormais dans la déroute: c'est que, comme Macbeth dont il mime l'enlisement inéluctable, Rimbaud est obligé d'avancer coûte que coûte, maintenant que reculer serait pour lui aussi difficile que s'engager plus avant; et puis, découvrir du nouveau lorsqu'on s'enfonce au vrai royaume des enfants de Cham, avoir soif de l'autre que l'on souhaite faire son propre frère et que l'on ne fait que transformer en guenilleux miroir tremblant de soumission, sur lequel on pleurera humanitairement, hélas !, la leçon n'est-elle pas très claire ? Ces innocents monstrueux n'ont pas compris — mais Conrad l'a compris à la place de son héros — que c'était toujours le même vieux rêve défoncé de l'Occident radieux qu'ils charriaient dans leurs nuits de veille inquiète, la même vague amère qui agitait leur esquif rêveur en partance pour l'Orient magique, la même bourre irritante qui a empêtré dans sa mélasse poisseuse la vision du départ un instant contemplée: Ma journée est faite; je quitte l'Europe. L'air marin brûlera mes poumons; les climats perdus me tanneront. Non ! Rimbaud, notre poète le plus génial, sans doute un de ces phares de l'humanité dont parlait Baudelaire, Rimbaud n'a pas compris cela qu'aurait pu lui dire un élève un peu soucieux des cours d'histoire, l'édifiant sur la façon cruelle dont celle-ci se repaît de ses naïves victimes.

Ce qui est sûr, c'est que l'aventure rimbaldienne dépasse nos mots. Mais elle les dépasse, non pas parce qu'ils seraient débiles et incapables de fixer la détente du bond prodigieux, puis le lieu occulte où le fauve détendu, paralysé, est tombé puis s'est assoupi, mais bel et bien parce que cette détente était tout, le bond et la recherche, la capture et l'attente foudroyante du poète, toute sa vie et toute son oeuvre, et que, derrière le bond, il n'y avait rien, rien sur quoi rebondir et retrouver souffle, pour s'élancer de nouveau, pour avoir quelque chose à dire, rien sur quoi prendre appui pour sauter une nouvelle fois. Mais, peut-on croire que, dans le désert dont l'éternelle proximité a dû fasciner, comme un spectacle réel plus troublant qu'un salon vu au fond de l'eau, l'homme banal et violent au point de lui arracher des cris de haine et de joie, quelque chose s'est approché, a dû s'approcher, venu du désert, son souffle chaud, la marche majestueuse et roulante du simoun, le visage du désert s'est approché dans l'orage, le désert s'est approché, à l'heure unique marquée de toute éternité, le désert et son haleine chaude, annonciatrice de l'orage pulvérulent, le désert qui sans doute fut chassé d'un revers de la main, s'étant approché de celui qu'on lui désignait jusqu'à le frôler et l'enserrer dans son cocon de chaleur, et, éconduit, méprisé, raillé, rejeté, moqué comme s'il s'agissait là de la même chose que le poète a toujours haï (ces rinçures, ce qu'il appelle de ce terme sale, c'est-à-dire sa production littéraire, la Littérature, le songe imbécile dont lui-même, le poète, s'est repu jusqu'à l'éclatement, cette flache vite évacuée comme un filet d'eau soupçonneuse), le visage silencieux souffleté par la main crispée sur la crosse est reparti de là où il venait, c'est-à-dire de nulle part. Le désert, devant l'auteur des Illuminations, a reculé, lui dont la progression, nous disent les géologues, est constante et irrévocablement attirée par l'eau des hommes, leur sueur salée, leur âme qui chante comme une source, chaque nouveau cerneau de sable s'ajoutant à celui qu'il recouvre et imitant par son athlète ellipse l'immense territoire qui le suit et le poursuit, toujours prêt à bondir pour le dépasser, car le désert est un fauve rusé dont le bond précède la faim et l'attente, l'attente rusée et dangereuse de l'âme des hommes, devant laquelle seulement, parce qu'il a bondi sur elle et qu'il l'a cernée de toute l'eau de sa mer immobile et stérile, il daigne parfois stopper son immuable et inaltérable progression; alors, l'âme, prisonnière dans le cachot de son abîme, dans la prison du désert qui est sa propre prison, la seule capable de l'entraver un moment, alors l'âme prisonnière de l'âme, l'infini de l'infini, l'âme, écrit Hello, creuse, elle ne se contente pas de regarder l'intérieur du Désert, elle l'explore. Dans l'intérieur, elle découvre des intérieurs: les abîmes s'ouvrent sous les abîmes. On dirait des effondrements. Le Désert s'ouvre plus vaste qu'elle ne le savait, plus profond, plus caché, plus lointain. Des perspectives non soupçonnées se découvrent au fond de lui; et, derrière ces perspectives, voici d'autres perspectives. Le Désert se multiplie par lui-même; ce qui était son intérieur n'est plus que son enveloppe. Vous vous êtes cru arrivé au cœur, vous ne faisiez que toucher la peau. Quand vous arriverez au cœur, le frisson vous prendra, et quand vous croirez avoir exploré le cœur, le cœur s'effondrera, et le cœur du cœur apparaîtra. De cela, Rimbaud n'a pas voulu, du silence ni du désert, ni, sans doute, de l'âme, de son âme propre qu'il a rangée au placard avec la vieillerie poétique, s'étourdissant et lui préférant, à cette vieille âme maudite par l'arc-en-ciel, préférant au dialogue incessant qu'il eût pu nouer dans son étreinte, leur préférant jusqu'à sa mort grotesque, préférant à toutes ses richesses dilapidées le bavardage insipide, les rythmes naïfs de la tractaille minutieuse, les refrains niais de l'affairisme ladre, préférant au silence le miroitement facile du négoce qui, privation laborieuse de loisirs, n'est jamais silencieux, mais bruyant et goguenard, jacasse comme un vieillard ivre, préférant au désert et à son âme silencieuse, à sa propre âme désertique et giboyeuse, infiniment reflétée et diffractée, la multitude piaillante d'un taylorisme routinier qui jamais ne s'ornera du panache qu'un T.E. Lawrence sut à tout le moins débusquer et convertir pour son usage, préférant à la chance inestimable de retrouver un peu de son âme et de sa nature premières, tout le pesant harnachement d'un Occident vilipendé qu'il a pourtant traîné avec lui, préférant enfin, au silence qui lui fut donné — car ce don est toujours proposé, offert à chaque homme — et qu'il rejeta, le mutisme nerveux et obstiné propre aux aventuriers, leur seule richesse creuse dont l'or sale d'ailleurs s'évapore au premier souffle de vraie vie, cette vie absente et catatonique préférée au vrai silence et à la vraie vie, la multitude à l'infini réel, le barouf de la platitude au silence de l'abîme, comme une lie amère où flotter dans la nuit.

Cette chose à la fois grande et petite avec laquelle a joué Rimbaud, cette chose de rien bien faite pour dégoûter le négociant implacable, cette chose qui ne sonne ni ne trébuche comme une poignée de thalers précieux, cette chose pourtant dans laquelle il se réfugie et se sauve (non, uniquement dans l'antichambre du silence, qui est le mutisme), faisant enrager sa mère qui ne cessera jamais d'attendre le retour du fils avare — ton silence est long, et pourquoi ce silence ?, c'est le cri dépité qui ponctue chaque lettre —, cette chose muette et éclatante, ce n'est pas l'or, ni sa soif invétérée; cette chose qui n'en est pas une, qui n'en a jamais été ni n'en sera, cette chose qui n'est pas une parole, cette chose aussi impalpable qu'une parole silencieuse de Joseph, père de Jésus, ou d'Anne, mère de Marie, cette chose c'est le silence; voilà cette chose que Rimbaud n'a cessé, sa vie durant, de rechercher et d'appeler, disant par exemple, ne sachant m'expliquer sans paroles païennes, je voudrais me taire, et cette chose, le silence, maintenant qu'il voisine près de son centre, il n'en veut plus. Jésus, écrivait le poète dans ses Proses évangéliques, n'a rien pu dire à Samarie; Rimbaud, lui, n'a rien voulu entendre. Le silence n'est pas la parole, il n'en est même pas une, il n'est pas un mot, il semble faire taire la langue, ou plutôt, tacitement, c'est la langue qui se tait quand approche le silence, parce qu'elle comprend que le plus fort va gagner, et que c'est le silence qui est le plus fort. Dans l'approche du silence se devine l'extinction de la palabre frauduleuse et dorée, son éclipse lumineuse. Car, si l'or est ce métal pur de toute impureté qui entre pourtant comme une inclusion étrangère dans le maillage de l'auréole, de la daurade ou du loriot dont il fait chatoyer les possibilités éclatantes, bruire les faces versicolores, ces mots jaunes et précieux que l'orfèvre, en artisan courageux et pour tout l'or du monde — tous les artisans ont et mettent du coeur à l'ouvrage, qui, une fois achevé, le leur rend bien en refusant d'être monnayé, c'est-à-dire, en se refusant à être ouvert et dépecé par la pioche du profit —, ne renoncera jamais à jeter dans le fourneau de sa poésie, de sa poétique permutation des valeurs, pour en faire du nouveau, bien que le feu et l'or soient de même nature élémentaire et princière; car, si l'oriflamme chante dans l'orage la vertu guerrière et rouge du métal pour lequel assurément les hommes déversent leur sang et roulent sur leurs tripes avant de rouler sur l'or qu'on leur promet, qui jamais ne leur fera un pont pour une autre rive que celle de la mort, où débarquent tous les aventuriers ravagés par la moravagine cruauté, la folie cendrée exaltée par Frédéric Sauser, la recherche haletante de l'or; car, si l'or jaune est un vieux mot avare — une syllabe, c'est bien peu, c'est même sans doute encore trop —, qui n'ose pas dire qu'il vient de l'usure plutôt que d'un introuvable filon aurifère, perclus dans l'improbable tourbe d'une étymologie louchant comme l'œil unique d'un chien noir et affamé qui, pour éviter que ses ennemis ne l'attrapent et le dévorent, a lui-même pris le soin de dévorer ses membres superflus (ce sont là les us de pareille espèce menacée); car, si l'or noir, brutal et érectif comme tout ce qui vit sous la terre et est pressé d'en jaillir, vaut comme son frère chlorotique son pesant d'or et, dressant dans le ciel sa barre obscure, impénétrable aux regards, son fier panache annonçant, pour qui sait lire pareil message écrit en lettres de feu, non pas l'arbre gigantesque vu par le roi Nabuchodonosor en songe mais la statue sous les jambes de laquelle désormais coulerait, allait couler le flot humain, taraudé par la soif inquiète et mystérieuse, claudiquant en une procession murmurante, chacune de ses antiennes érosifs lessivant un peu plus les assises fragiles du colosse, qui tôt ou tard s'écroulerait et irait s'affaler comme le porc, comme le veau d'or qu'il est, a été et sera réellement, si l'or annonce donc son âge de plomb et montre sa loi de fer, étendue depuis le moyeu de la ténébreuse Mine jusqu'aux marches du monde éberlué, et si la troupe fatiguée des hommes est comme muettement suspendue et troublée face à l'idole écroulée devant laquelle, d'un commun frisson qui parcourt son échine maigre d'un respect sacré, elle se prosterne puis s'agenouille, je dois pourtant dire que l'or qui est tout n'est absolument rien, tout simplement parce que l'or n'est pas le silence, tandis que, c'est très bêtement dit, le silence est d'or.

L'or qui est tout n'est rien, rien que l'orgasme du siècle, quelques secondes acméiques face à l'éternité du silence, son plaisir livide et muet, douloureux et racoleur, rien que la parure mordorant les sépulcres humides où pourrissent les chairs des rois gorgées de nectars, leur cou momifié et plissé comme une vieille carrière de schiste soutenu par le joug pesant des éclatants orfrois, auxquels pendent les éclairs des rêveuses charognes; l'or n'est rien, si le silence le réduit, et lui en impose, lui impose sa loi et sa coupe, de douceur plus que de fiel, si sa loi imprescriptible est la même que celle devant laquelle ne rougirent pas de se plier jadis les anachorètes du désert d'Égypte. Qu'est-ce, à son tour, que le silence, la nuit dans le désert, lorsque, convoitant et réunissant ces deux absences, ces deux trous d'opacité aveugle que sont la nuit et le désert, ces deux vides du monde où celui-ci trouve pourtant son repos et sa demeure secrète et apaisante, rassure de là chaque brin de la trame qui est le visible tout entier, sa plénière expansion vibrante et sa matutinale éclosion dansante, rassure et nourrit et rassasie chaque bouche vivante, vitalise dans leurs sucs les plus épais, les plus troubles liqueurs, les vins de vigueur coulant sur les bouches des plus violents, tôt levés sur l'ardeur des marches d'empires, qu'est-ce que le silence, lorsque, sur les paupières chaudes et dolentes des dormeurs tombe le sable des rêves, profond et vaste comme l'entonnoir dans lequel chute l'ange en silence, l'ange informe de nos songes ? Le silence, c'est le Désert; mais le silence, c'est aussi la nuit, sa voix profonde, pareille à une longue chute interminable, chute qui ne nous fait pas plonger mais curieusement, nous élève — car les hauteurs aiment la parole. Les profondeurs aiment le silence, comme l'écrit Hello —, jusqu'à surplomber, d'une hauteur inaccessible, le bruissement de la langue, le monologue du Verbe, tandis que dans les ténèbres immenses, semblable à une voix qui jamais ne se lasse, sautant d'une dune à l'autre dans la saltation éternelle de son évanescente dissolution, la nuit à la nuit transmet la connaissance, qui n'est pas le silence, entendons-nous bien, mais sa voix, l'arête d'orage et de peine qui blesse l'homme en le convoquant, en l'appelant sur le pic de sa grandeur: car l'homme, s'il sait écouter le silence, s'il est, comme les silenciaires des monastères, en respect et en dialogue avec ce qui chante dans son âme, se trouve conduit sur les hauteurs d'où l'appel a surgi et éclaté comme un buccin. Hello dira, réduisant par avance les efforts minuscules des pesantes exégèses: Au dessus des paroles de l'Écriture, on entend un certain silence qui ressemble à la voix de la nuit. Ainsi donc, le silence auquel songe Hello, le silence qu'il entend, qu'il écoute seul au milieu des calamités d'un siècle qui s'écroule et se divertit dans le bavardage, n'a rien de commun avec ce renfrognement boudeur qui éclate comme une pique de colère dans chacune des lettres — missives conviendrait mieux à ces sortes de fusées désincarnées — de Rimbaud négociant et qui semble condamner le poète à présent mort, définitivement oublié, aboli comme un bibelot d'inanité sonore, encagé dans la geôle du démoniaque mutisme qui n'est pas le triomphe du génie mais son aphasie terminale, victorieuse, débilitante, finalement infâme comme l'était le supplice de l'in-pace, le condamner à l'enfermement, à l'emprisonnement définitif dans le clapier de l'avare, qui représente, dans l'esprit d'Hello, l'exemple parfait de l'idiot surnaturel, du solitaire inabordable, de l'intouchable: Les autres passions aiment à parler de la personne ou de la chose qu'elles ont pour objet. L'avare aime le silence. Il ose à peine nommer l'argent, et s'il le nomme, ce n'est pas pour parler de son amour. Rimbaud en avare ? Pourquoi pas ? Après tout, n'a-t-il pas revêtu de plus tristes paletots ? Évidemment, oui; et n'avait-il pas déjà affirmé péremptoirement, à propos de son alchimie du verbe, qu'il réservait, en extrême avare, en avare faisant preuve d'une peu courante ladrerie puisqu'elle touchait cette fois non plus le trésor matériel péniblement amassé, mais le flot intarissable de la création poétique, la traduction de ce qu'il écrivait, et frapperait de lèpre purulente quiconque tenterait d'en percer le chiffre; n'a-t-il pas aussi écrit qu'il était mille fois le plus riche, étant avare comme la mer ? Rimbaud, père de notre littérature parce qu'il la consigne dans un coffre dont seul il a la clé qu'il peut d'ailleurs, si cela lui chante, jeter aux orties: c'est cette espèce de bravache élégance qui nous fascine, la facilité divine avec laquelle le poète semble nous dire, «Voyez, mon oeuvre qui est ma vie, je m'en sépare comme si cela était — et cela l'est réellement, car la vraie vie est... — de peu de poids. Demande-t-on au serpent de se soucier de la vieille peau desséchée qu'il vient de perdre au soleil ?». Mais Rimbaud en Hamlet ? Pourquoi pas encore, si celui-ci est évidemment bien plus que l'image sotte qu'on se fait de sa mélancolique humeur, si Hamlet, c'est le silence dans ce qu'il a de plus impitoyable; c'est la dureté du cœur dans ce qu'elle a de plus invinciblement noir. C'est un charbon qui s'éteint, et qui ne veut pas devenir diamant. La parole elle-même abandonne Hamlet pour le livrer sans défense aux cruautés de sa rêverie. Il est vrai que, sur l'œuvre de Shakespeare, Hello émettra d'étranges jugements. Entendons-le nous confier encore qu'il ne se lasse pas d'écouter, qu'il écoute le silence, le silence fils du Désert, et qu'il lui demande: Qui es-tu ?, et que le silence lui répond dans son langage: je suis le Verbe du Désert. Voici donc cela que Rimbaud, en cette année sordidement plate de 1885, semblable exactement à toutes celles qui vont la suivre, jusqu'à celle de sa mort, qui, le 10 décembre 1891, conclura la carrière du poète a trente-sept ans par un fameux spasme risquant d'expulser l'hostie onctueuse à l'extrême, difficile consommation d'ailleurs, sur laquelle marmonnera comme une vieille sœur douaire, ramassant et essuyant chaque précieux filet de bave, le pesant Claudel administrant le baptême in articulo mortis à ce mystique sauvage dont parlait Drieu La Rochelle, voici donc cela que Rimbaud a dédaigné, lui qui pourtant n'a jamais cessé de crier à nos oreilles Je ne sais plus parler !

Voici donc cela qu'Ernest Hello, mort cette même année — le 14 juillet — d'imparable platitude qui voit débarquer l'ancien amant de Verlaine et l'ami de Germain Nouveau au port de Tadjourah, le regard jeté loin vers le mirage tremblant de la fortune, voici donc ce que le sieur Rimbaud se disant négociant a dédaigné et raillé, voici donc cela que l'admirable Ernest Hello, lui aussi la main en visière scrutant un autre vide brûlant, n'a pas pu, quant à lui, infatigable voyageur ayant connu le Désert sans quitter une seule fois la France, voici donc ce qu'il n'a pu dédaigner, ce qu'il n'aurait d'ailleurs un seul instant pu admettre de railler ou de moquer, ayant consacré toute sa vie et ses maigres forces à tenter de l'approcher, afin de saisir, peut-être, ô sublime espoir !, son murmure infatigable et doré comme un galet de Kéroman. Voici donc ce qu'il cherchait, rien de moins que la Gloire, cet écrivain fragile et laid, dont la laideur et l'indigence à vrai dire, furent à ce point prononcées que Bloy, qui certes avait l'exagération truande, affirma qu'elle le condamnait au Sublime: Hello cherchait le silence, parce qu'il n'avait pas d'autre interlocuteur que Dieu, car la parole trouble en général le silence solennel qui règne quelquefois, qui peut régner entre Dieu et l'homme. Le silence embrasse tout dans ses profondeurs. Il ne détermine pas, il repose et comprend. Il comprend ce qui ne se dit pas. En général la parole trouble ce silence. Elle attente à son secret. Elle attente à sa profondeur. Elle attente à son abîme. L'un, Rimbaud, une fois le dernier parapet sauté, une fois l'évidence crucifiante admise et aimée, dans l'horreur blafarde de sa lâcheté ironique — Mais pas une main amie ! et où puiser le secours ? —, est condamné à la gloire illusoire de l'Or, pour lequel, plus que pour la poésie qui ne fut dans son esprit qu'amusement — divertissement, dirait Pascal — plaqué sur une vie absente, il s'est vendu, il a vendu son âme, non point à la prunelle obscure de celui qu'il appelle, dans la Saison, cher Satan, mais plus prosaïquement au dieu Baal, celui des mouches bleues agiles sous les feux des pissotières, à son trou de Démiurge malpropre — je dois ce raccourci anatomique au scalpel de Fabrice Hadjadj —, comme on raconte que le Démon, officiant dans la ronde des sorcières du Sabbat, exigeait de ses belles stériles qu'elles lui baisent le derrière; l'autre, Hello, sa cédule, il doit la céder à plus puissant que Baal, dieu du commerce, puisqu'il est condamné par décret à la véritable Gloire, celle que nul ne peut et n'a même le droit de voir, bien que, sur son passage terrifiant, il tourne le dos à la traîne divine et tremble d'épouvante, se couvrant les yeux devant la vision de l'abîme dénudé, l'abîme du silence, qui ne tremble ni ne s'agite, mais repose et attend, dévoile son secret à qui sait voir et entendre, même si pour voir et entendre il doit détourner son visage et se boucher les oreilles, car on n'écoute bien, Heidegger croira le redécouvrir à longueur de pesante glose, qu'en faisant silence, qu'en accueillant le silence. L'un s'élance, Rimbaud, qui a fondé la modernité poétique, la littérature de notre siècle et labouré le sillon qu'avait avant lui creusé Baudelaire avec un raffinement vraiment diabolique, le sillon d'une littérature où tous les risques de la folie sont permis et recherchés et où, une fois ces derniers consommés et éteints dans l'abrutissement du retour sur la grève durable, il est permis de revenir, suivant le sillage, comme le bœuf revient à la fin de l'ornière qu'il a creusée, abruti par la peine, retournant son estoc et l'enfonçant de nouveau dans la terre chaude qu'il vient d'ouvrir, ce travail bien fait pour un bœuf lourdaud et pesant, convenant donc tout autant pour un poète, espèce peu amène qui souvent beugle son extrême malchance, ce labeur accomplissant donc la mission répétitive du créateur: tracer le vers et rien de plus, ouvrir et répandre ses chaudes entrailles, c'est aussi s'élancer vers notre siècle infatué et hâbleur, qui tourne en rond depuis qu'il a délaissé la ligne droite de la poésie véritable. L'autre, Hello, tortillé et précieux, doctoral et complexe selon Huysmans, fanatique religieux et prophète biblique, attend et patiente, n'ayant rien inventé, et de surcroît avec toutes les peines du monde, que sa propre vie, borgne, plaintive et falote, cadenassée par le molleton cagot de sa femme jacassière, puissant laideron huilé de prétentions romanesques irréfragables et absurdes, n'ayant rien inventé qu'une vie absente, où rien ne s'est jamais passé, où rien n'a interrompu le cours des placides journées vides si ce n'est le babil onctueux de sa douce virago, cette vie où rien ne se passe, cette vie sans vie, cependant plus exaltante à mes yeux que les interminables, oui, cette vie mille fois plus intrépide que les errantes, les balbutiantes et interminables — le mot finit mal — promenades rimbaldiennes balisées par les fanions d'Alain Borer, déguisé pour la visite en cicérone infatigable. Patrick Kéchichian, dans un livre dont le degré zéro de l'écriture parvient à nous suggérer ce que pourrait être le style d'un fantôme anorexique — un exemple, ma foi joliment révélateur, du lavement susdit, délayé en plusieurs centaines de pages vertébrées à l'identique: Comme sa personne constituée à partir de l'absence, comme sa figure dessinée par le trait même qui l'efface, la parole d'Hello est l'objet perdu, sans mémoire ni avenir, en équilibre sur le fil d'un introuvable, éternel présent, Kéchichian, voyant pourtant venir de très loin, vitesse lente oblige et vision pâmante de l'âne, le panonceau dans lequel il pointe comme une flèche zélée et s'incruste avec tout le ravissement du dard prétentieux du moucheron, se trompe lourdement lorsqu'il exécute, dansant sur l'œuvre superbe qu'il minaude et mignardise jusqu'au ridicule, l'entrechat poussif du ratage exemplaire, du bas-bleu ayant commis quelques livres sans danger. Non, Ernest Hello n'est pas cela, qui n'a certes rien de l'expéditionnaire tanné par les fièvres commerçantes comme un moricaud l'est par le soleil, ou du Rimbaud trafiquant d'armes et flanqué d'un boy frais et dispos — disposé à quoi, au juste ? avec Rimbaud, on ne sait jamais... —, mais vous me croirez si j'affirme qu'il est pourtant plus aventurier que Rimbaud, et qu'il se moque en prime de tous les traités du rebelle, il s'en moque parce qu'il est mille fois plus aventurier que Malraux et Jünger empaquetés dans le même fourbis d'impavide légionnaire, expédiés l'un et l'autre fort bruyamment vers les contrées chatoyantes et inconnues de la nouveauté publicitaire. Hello, lui, est un véritable téméraire, et c'est en véritable téméraire qu'il écrit une phrase toute rimbaldienne de violence contenue, Ce siècle est un combat, un fracas, un éclat, un tumulte, tandis que Rimbaud n'est qu'un aventurier, un de plus serait-on tenté de dire, même s'il représente l'aboutissement existentiel de ces esthètes conséquents qui aujourd'hui ne pensent plus qu'à gravir à tout prix les Himalaya de la sottise ou plonger dans les avens de l'idiotie racoleuses; l'un est parfait expéditionnaire dans les jungles dangereuses remplies de païens dévoreurs d'hommes, de badauds réducteurs de têtes bien faites, tandis que l'autre s'impatiente et n'est qu'expéditif, c'est-à-dire tout sauf virile, il s'élance la nuit vers les profondeurs de l'aventure et retrouve son gîte où la gamelle froide l'attend et les fayots de la mère Rimbe, penaud et affreusement dégrisé, comme la caravelle de Christophe Colomb, après avoir découvert le globe et son nouveau monde rutilant, revient, cloquée et décalfatée, matelassée par les excréments des rats de soute, ronfler dans la flaque sale du registre des huissiers: c'est que la terre, hélas !, n'est rien de plus qu'un globe, tandis que le silence, lui aussi sphère, mais de cristal et résonnant au marteau de Pythagore, est infini comme l'univers qu'il a enfanté, n'a de centre qu'en chacun de ses points, abîme de silence en creux, lui-même ouvert sur l'Être qu'il enferme et multiplie jusqu'au vertige. L'un attend et l'autre court, se jette, bondit et mord comme le roquet exaspéré, de sorte que notre âge, bien habitué à cette brutalité qui le fascine et le ravit, comme une belle de jour est toujours séduite par la hardiesse outrancière du jocrisse dont elle a flanqué ses nuits blanches, ne goûte que peu la force du premier, sa violence impassible et douce qui est puissance réelle, cette vague haute et profonde qui implacablement roule sur le limon plaintif des objections qu'elle balaie sur son passage, alors qu'elle miaule jusqu'à la pâmoison des corps englués, dès que le béjaune précoce a fini de picorer son carré de chair moite. Car, après tout, qu'est-ce que le silence de Rimbaud, tant de fois exalté, et dont Etiemble, après avoir écrit quelques forts volumes consignant les avatars interprétatifs du mythe, avoue qu'il n'a même pas crevé l'enflure, qu'est-ce que son silence si on le compare à celui de Bernanos, ayant délaissé la création romanesque pour crier l'alarme, écrivant: Je suis, comme vous savez, un romancier qui a cessé d'écrire des romans, c'est-à-dire de faire ce qu'il aimait par-dessus tout, pour essayer de dire ce que d'autres auraient probablement mieux dit à sa place, s'ils avaient le courage de la dire; et qu'est-ce que son silence, qu'est-ce que le silence du poète, si on ose le comparer à celui de Thomas d'Aquin, devenu mystérieusement muet après qu'il a terminé d'écrire la Somme ? Mais il est vrai, sans doute, que nous sommes fascinés par l'opiniâtreté avec laquelle ces météores concluent leur ellipse foudroyante (Bataille le fut, qui écrivit sur l'échec de Rimbaud et de Mallarmé un livre intitulé L'impossible), par la façon brutale et prévisible — car le destin, depuis les vieux tragiques grecs, continue de nous aveugler jusqu'au vertige maintenant que nous n'avons plus de Dieu qui nous rende libres et voyants —, avec laquelle ils paraphent le vélin de leur acte de décès, comme il est sans doute vrai que nous ne pouvons détourner notre regard de l'éclat cru et fascinant qui nimbe leur oeuvre, ce génie de l'échec qui auréole leur triste figure, leur fin exemplaire ayant creusé dans la poussière de notre modernité le cratère fécond où Nietzsche, Hölderlin, Celan, ou Trakl ne tarderaient pas à plonger pour se perdre...

Le silence est donc ce qu'Ernest Hello a tenté, follement, rimbaldiennement — il va plus loin que Rimbaud qui avouait avoir noté des silences, en guise de rivets boulonnés sur la coque de son hermétique navire; Hello est bien plus radical lorsqu'il note, dans la Préface à sa traduction des visions d'Angèle de Foligno, que ce qu'il faut admirer le plus dans sa parole, c'est le silence, qui est au-delà —, le silence est cette réalité absente, sans spectre ni masse, sans forme ni albédo, sans couleur ni éclat, mais éclatante, lourde de sens et de paroles inengendrées, chatoyante matrice qui réserve le surgissement de toutes les formes imaginables, qu'Hello a tenté d'écrire et de chanter, jusqu'à parvenir au pieds d'une originale chimère, redécouverte plus tard par le hiératique labeur de Mallarmé, sans doute pas dépassée ni même égalée par le catastrophique poète d'Igitur: lui manque, manque à son oeuvre secrète la transparence, l'arrière-monde bruissant que seule la présence divine peut conférer au cachot du Livre. Hello, que les pieuses couventines laïcardes ont transformé en chérubin pour enfant de chœur, qui, délaissé par les manuels, a dû attendre que le rapace Bergamín, que le fulgurant rédacteur de la revue Cruz y Raya, que l'auteur disparate de L'importance du Démon consacre sa vue perçante et le rappelle à notre mémoire poreuse sur laquelle il eût pu fondre comme un aigle et la ravir, Hello qui a dû attendre que Bernanos affirme que sa lecture fut pour lui bouleversante, comme celle de Bloy découvert dans les tranchées, Hello qui ne manque à personne a avoué, au détour d'une préface, son projet, qu'il a rêvé sans doute de rugir à la face des hommes consternés, qu'il a rêvé de cracher sur les lorgnons de ses condisciples en littérature: il veut, dit-il, pareille phrase sonnant comme une pensée de Monsieur Teste ou du premier Gide, dans l'éloignement absolu de toute ornementation et de toute rhétorique, donner le style absent. C'est que la parole, celle du plus insipide badaud comme celle de l'écrivain le plus doué, doit se taire si elle veut parvenir au silence, si elle veut qu'il éclate et sonne dans sa texture, si elle veut qu'il protège de son sceau inviolable ses soutes pesamment chargées, ses filets remontés des profondeurs luxuriantes où croissent des mystères, où s'enracine l'âme de l'homme, gouffre des gouffres. Pour faire éclater les limites du langage, qui, pour Hello, est absolument tout — Il est impossible de dire quelle est l'importance du langage. Les mots sont du pain ou du poison, et c'est un des caractères de notre époque que la confusion universelle —, il faut l'affranchir de son bavardage, qui en est l'écume saumâtre et amère, le poison indécelable mais fulgurant, afin de lui rendre sa nature lumineuse, ignée, sa lumineuse nature de feu, crépitant, la nuit, sur les bivouacs du monde invisible, où les âmes communiquent et se parlent dans leur langage de lumière, puisque la parole et la lumière, écrit Hello, le frappent par leurs similitudes cachées. La parole est la splendeur du monde invisible; la lumière est la splendeur du monde visible.

Sans doute faut-il, pour parvenir au sommet de ce promontoire insigne, consentir aussi au plus terrible effort, à l'effort irréalisable et chimérique consistant à amarrer l'écriture et le langage à l'utile — non point celui auquel le bourgeois affairé consent d'honorer —, au nécessaire, au vrai, au lumineux, et ainsi quitter, enfin, dans ce siècle de tous les bavardages où se disputent comme des ménagères les belluaires inextricablement mêlés aux porchers, les sentines puantes du frivole, du gros rire et du maquerellage, toute l'indésirable pharmacopée de l'impuissance cyclopéenne qui a tout mélangé, la fausseté et le vrai, l'erreur et le juste, l'injuste et le charitable; oui, il est temps, il est plus que temps de restituer aux mots leur gloire. J'entends les cagots. Est-ce apostolat de l'écrivain, me demandent-ils, rédemption du langage sevré depuis la catastrophe de Babel ? Tout doux, mes blancs agneaux de lait, vous avez déjà joué le tour à Bloy, à Péguy et à Bernanos, qui, dans leurs tombeaux délaissés, en tremblent encore de rage et ne se lassent pas de vous refuser le pardon, qui ne se lassent pas de ne pas vous pardonner l'ignoble bêtise et de souffleter vos joues roses d'une bêtise contente d'elle-même; à tout le moins, et cette tâche est déjà, en elle-même, presque surhumaine et impossible, s'agit-il de redonner aux mots leur transparence antique: faire cela, accomplir cette tâche redoutable, c'est déjà témoigner pour l'être, contre le néant, contre le siècle du néant, qui est aussi le siècle du médiocre. Qui est paradoxalement le siècle des extrêmes, le siècle radical. Il ne discute plus tel ou tel dogme. Dans sa partie satanique, le dix-neuvième siècle nie tout. Il nie en bloc. Il nie absolument. Il fait ce que n'avaient pas fait ses pères. Il s'attaque à l'Être. Il lance au front de Dieu le Non absolu, que les lèvres humaines tremblaient jadis de prononcer. Mais ce non a encore la grandeur et la beauté du Mal, que toutes deux le médiocre — singulièrement: Renan, contre lequel Hello n'aura jamais de mots assez durs — bannira de son vocabulaire et de sa pensée melliflue, incolore et inconsistante; car l'autre visage du siècle est celui du médiocre, qui s'est défait de l'arrogance de la partie satanique, même s'il exprime, comme jamais auparavant n'avait pu le faire le hideux spectacle du Mal, l'âme noire du satanisme: L'homme médiocre est juste-milieu sans le savoir. Il l'est par nature, et non par opinion; par caractère, et non par accident. Qu'il soit violent, emporté, extrême; qu'il s'éloigne autant que possible des opinions du juste-milieu, il sera médiocre. Il y aura de la médiocrité dans sa violence. Lutter contre le Médiocre — l'Imbécile de Bernanos, le Bourgeois de Bloy —, c'est donc lutter aussi contre le détenteur d'une parole et d'une littérature impuissantes, son bavardage routinier et insupportable qui, de façon intolérable et incompréhensible — car comment donc le langage, qui est l'Être, peut-il être contraint à dire le Rien ? —, ne dit rien; lutter contre cette création atroce du XIXè siècle, cette part du néant jadis recouverte par les eaux de la Création et qui semble mystérieusement resurgir, ce sera redonner aux mots leur sens oublié, véritable, aboli. Et dès lors, ah ! comme il est moderne, Ernest Hello, prince — mais prince mendiant, n'ayant guère le pouvoir de guérir les pauvres de leurs écrouelles —, monarque éclairé de ce que George Steiner a appelé les logocrates (éléocrates, réplique Boutang qui a raison contre son ami, car Hello est d'abord écrivain de la charité, même si celle-ci paraît s'arrêter devant le monstrueux du Médiocre et lui refuser toute main tendue), comme il est moderne Hello, lorsque, par exemple, il stigmatise l'œuvre de critique de Renan, dans une phrase qui semble être celle d'un autre imprécateur, George Steiner justement: On dirait une tentative froide et monstrueuse pour planter la critique, comme le drapeau de la mort, sur un monde détruit. Or la critique qui, à sa place, est excellente, devient, quand elle est seule, quand elle a supprimé l'homme, l'ombre morte de la négation. Modernité d'Hello ? Qui donc prétendrait nous faire croire aussi grossière bêtise ? Non, Hello est bien de son siècle, celui de Lamennais, de Dupanloup, de Gratry et de Veuillot, qui ne sont presque plus lus, celui où l'encyclique Quanta cura de 1864 condamne plus qu'elle ne cherche à comprendre les profondes percées scientifiques et philosophiques de ce temps. Cependant, le fait, troublant entre tous, que le très moderne Bergamín ait goûté sa prose avec délectation (il goûta tout autant celle de Bernanos, autre signe d'évidence) devrait nous mettre sur la piste; mais autre chose encore, un indice plus probant: après Claude de Saint-Martin, le philosophe inconnu, Joseph de Maistre et Blanc de Saint-Bonnet, enté sur le tronc de la vieille tradition gallicane depuis laquelle il lance vers la coupole bleue du ciel son exotique et fragile tubéreuse, fixé solidement à cette arche de bois puissante qui le nourrit — ce chêne aux racines profondes qu'à cette époque une foule d'esprits considèrent comme s'il s'agissait d'une branche morte et pourrie, envahie puis dépassée en hauteur par le lierre asphyxiant du sot positivisme — , comme il est moderne, Hello qui devance les recherches linguistiques les plus absconsement abouties, qui sur le tard redécouvriront les banales vérités que ces bas-bleus réactionnaires avaient senti vibrer au plus profond de leur intuition du langage, et comme ils sont poussifs, timides et ringards, en fin de compte démodés, nos petits manieurs d'une écriture dédouanée de son référent surnaturel, ces joueurs de bilboquet structuraliste qui ont perdu, avec la tête, la boule de cristal où ils auraient pourtant pu lire leur avenir transparent: messieurs, tôt ou tard, l'avenir vous vomira, parce que vous-mêmes avez cru devoir être un honneur que de vomir sur le passé sans l'assise duquel pourtant, vous vous seriez irrémédiablement enfoncés dans la marne de vos propres déjections. Tous les mots ont un sens, et il est important de le découvrir. Quand un mot a été profané par l'erreur, il devient difficile de le dégager. On dirait qu'il a établi son domicile dans les ténèbres, et qu'il faut lui faire violence pour l'arracher à l'ennemi. La voie est ouverte, le combat réel; à présent, il s'agit, pour l'écrivain téméraire, de regarder au loin pour, sur la route qu'il s'apprête à parcourir et qu'il sait truffée de pièges — mais quel est donc cet ennemi embusqué si ce n'est le Maître sans pitié de la Voix, ce colporteur de mots vides et usés, trompeurs comme l'est, dans la solitude du désert ou de la retraite confortable, l'écho fascinant et fumeux du babillage du mauvais Ange ? —, tenter de distinguer les hautes silhouettes qui l'ont précédé: ce mouvement typique, mélange de retrait, de suspicion et d'effroi puis de courage et d'élan inébranlable, est propre aux grandes âmes et, plutôt qu'à de la crainte ou à je ne sais quelle espèce d'indécision, il correspond à un recueillement respectueux, à la capacité qui est la leur d'écouter les lointaines voix amies dont l'appel frémissant les invite à s'élancer. Ils vont le faire, dès que la volonté, pour assurer sa navigation à vue, aura repéré quelques amers, et aura compris que, bien plus que guidée par ce qui la dépasse — une Volonté et une Voix qui sont à l'origine et à l'écoute de toute chose —, elle devra admettre que ses pauvres forces, dans cette histoire, valent peu, sont de maigre importance.

On parle beaucoup en ce siècle de la parole, écrit ainsi Hello, comme si sa puissance naissait d'hier. Mais autrefois la parole retentissait dans les âmes et dans les foules à une bien autre profondeur. Quelle parole, et quel âge du monde sont convoqués ? Vers quelle couche de notre histoire devons-nous diriger nos regards admiratifs, et chercher en conséquent, avec l'ancien qui n'est jamais démodé ni périmé, une nouvelle langue à la hauteur de ce qu'elle doit dire, ce qu'elle doit taire — Dieu bien évidemment, que l'on tait en disant —, à la hauteur de l'homme enfin doué de parole, à hauteur de la nouveauté déposée comme un limon dans ce qui est ancien ? Car la nature est déchue. L'Art, alors, doit se servir d'elle pour la relever, pour marcher avec elle, à la conquête du beau: ainsi, si dans la conception antique, l'Art levait les yeux, dans la moderne, dans la naturaliste selon Hello, l'Art baisse les yeux: le romantisme avait fait la proclamation des droits de la nature, mais il s'en était tenu aux discours. Dans le naturalisme la nature revendique l'empire, réellement et en vérité. Zola a tenu la parole que Victor Hugo avait donnée. Si bas tombée, peut-être perdue, l'urgence est que la littérature retrouve un plein espace de lumière, et non qu'elle continue de croupir, sale et loqueteuse, dans le cloaque immonde du zolisme. Alors, il lui faut de la lumière, celle par exemple, bleue et douce, des mythes et des légendes, ces insouciantes gestes naïves contant la vie des saints de France ou de l'heureuse Thébaïde, que chantera avec une naïve joie d'enfant la Physionomie de saints, ou encore, celle que dévoile la parole forte, insouciante et légère des oeuvres épiques, narrant les hauts faits des héros, princes et guerriers ou simples vilains promis à tous les dangers de l'aventure, ceux enfin des belles et des puissants sorciers, des traîtres et des méchants. La mission de l'écrivain va être, en essayant de faire bruire le silence dans le langage, en tentant d'éblouir nos yeux par l'éclat de mots rendus à leur vérité et non pas englués dans la littérature captieuse et grimaçante, d'aider et de guider la résurgence d'une écriture non pas blanche selon Roland Barthes, blanche de trouille et pâle de privation, exsangue à force de ne rien vouloir dire ou évoquer, séparée du trouble, du désespoir ou de la colère dont on sent les secrètes présences, les douves fascinantes qu'elle a combattues et comblées à tout prix, y versant le remblai d'une métaphysique bourgeoise, écriture non pas blanche, lisse et incolore, persiflant le souci de l'âme et lui barrant le passage comme s'il y allait de la pérennité de sa calme et dévotieuse allégeance au néant, non pas blanche mais noire: tendue, âpre, boursouflée d'inquiétude et de ferments pires, comme gravée à la façon noire, avec cet art du peintre orfèvre qui révèle le noir — celui qui, à la base de toute matière, en constitue le tuf primordial et secret, l'Ungrund bœhmien —, plus qu'il ne l'impose à son support creusé par l'acide, noire encore selon l'art antique de la nigredo qui remonte à la surface la pleine réalité dormant au creux du visible, la mort pareille au silence, oubliée dans la fosse de Babel où pourrissent les mots douteux, grâce à la transformation de ses ressources communes de boue sale en massifs d'or, écriture noire encore parce que le noir suppose l'abolition de ces totems criards et de ces poteaux de couleurs devant lesquels se prosternent nos modernes écrivaillons tout tendus vers le bonheur (de jouir de la vie, des mots, des femmes: tout est affaire de jouissance), noire parce que le blanc, la lumière, le face à face et la joie, tous ces symboles lumineusement faciles d'une rencontre sans médiation, directe, d'une marche front contre front avec l'astre splendide du jour, sont refusés à l'homme depuis la dépossession dont Adam fut l'instigateur et la victime, lui chutant du blanc au noir, étant refusés même au saint et au mystique qui, lorsqu'ils sont ravis par la pure joie terrible de la vision, ne sont plus des hommes ou des femmes mortels, mais qui doivent cependant, s'ils veulent, même très maladroitement et ridiculement, avec pour seuls moyens ridicules et maladroits les mots de la tribu sans cesse remâchés, redevenir hommes pour essayer de partager cette grâce qu'ils ont reçue comme un don, et la partager en utilisant le seul moyen dont ils disposent — en parlant dans la banale langue commune à tous les hommes, la langue du partage de la banalité, la langue du partage du péché comme d'un pain aigre —, qui doivent réintégrer le troupeau dont ils n'ont pu bien longtemps quitté le songe lourd et monotone. Noire, cette écriture: le but de l'écrivain véritable va dès lors être évident, puisqu'il va s'agir de lui redonner souffle et vie, à ce langage assoupi et pillé par les façonneurs d'idoles, de lui rendre la profondeur sépulcrale de la peur, en y lâchant le monstre tapi dans la noire tanière du silence, ce monstre qui, selon Bergamín, est enfoui dans le labyrinthe du langage — plus précisément, dans celui du romanesque, qu'Hello n'apprécie que fort modérément, voyant en celui-ci l'art exemplaire de l'ennui, de l'ennuyeux et du banal des journées bourgeoises, l'art médiocre: Le Roman a augmenté l'ennui de l'homme. La platitude de son extravagance devint plus ennuyeuse même que la froideur —, ce monstre qui y est caché comme le tigre de Borges, pour qui les rayures noires du fauve nous présentent clairement l'alphabet divin, son écriture bondissante façonnée directement entre l'enclume et le marteau de Dieu. Le prodige réel de toute cette alchimie, de cette lente décantation de la matière sonore jusqu'à son noyau impénétrable, son noyau dur d'énergie dévastatrice, le miracle est que jamais Hello ne l'expose au regard de tous, n'en dit presque rien, se tait et n'écris pas des montagnes de pages qui nous exposeraient la voie par laquelle l'œuvre d'art s'est faite, nous refusant la jouissance simple de l'œuvre d'art elle-même, qui en fin de compte n'a qu'une importance toute secondaire et relative aux yeux de semblables suborneurs de la vérité, flatteurs de la stérilité. C'est qu'Hello n'est sans doute pas un intellectuel, un Monsieur Teste sommeillant en rêvant dans les arcanes impassibles de l'impossible possibilité indéfiniment prolongeable et prorogeable de la fiction artistique, du simulacre de l'Art, de son esquisse et de son ébauche, puisque l'épure est jetée au panier, tenue, même, pour une oeuvre imparfaite, félonne, usurpatrice. Et puis Hello n'a que faire de ces arguties qu'il aurait jugé probablement monstrueuses; son rôle, le rôle auquel il a borné son intrépide soif d'aventure, est clair: je l'ai dit, si la nature est déchue, alors l'Art doit se servir d'elle pour la relever, pour marcher avec elle, à la conquête du beau. La mission de l'Art, singulièrement celle de la littérature, n'est finalement pas grand chose, pour ceux qui, comme Valéry (celui-ci étant le résultat et l'aboutissement d'une décadence de l'esprit commencée au 18è siècle, le siècle du Singe savant), ont promu jusqu'au pinacle du solipsisme le drame d'une intelligence et d'un esprit abandonnés à la fouille stérile de leur propre maladive et infréquentable impuissance, la creusant jusqu'au vertige qui étourdit celui qui va tomber dans le précipice que son stupide entêtement a lui-même ouvert, qui se délecte, non pas d'y tomber un jour, mais du plaisir qu'il éprouve à penser qu'il y tombera sans cesse: le néant est une racine qui produit l'ennui pour fleur, et pour fruit le désespoir. Le désespoir, c'est l'ennui qui arrive à maturité. Finalement, c'est la leçon finale de l'exemple du Des Esseintes de Huysmans, tous les esthètes conséquents sont des désespérés. Qu'importe ! disent-ils, nous avons bien assez lutté, nous avons conquis le droit de séparer l'Art de sa préoccupation lancinante, Dieu, comme on sépare une tique gonflée de sang de l'animal qu'elle parasite et tue finalement; qu'importe encore ! puisque nous nous sommes battus pour avoir le droit irrécusable de nous amuser avec l'objet étrange ainsi rendu à de plus justes proportions, à des proportions minuscules, deux dimensions tout juste — et non plus trois, quatre et peut-être plus —, la largeur et la longueur, voilà qui est bien assez après tout, bien suffisant en tout cas pour la commodité du cadavre dont nous allons entreprendre la dissection, lequel, ma foi, se fiche comme d'une guigne de la présence, comme ils le prétendent, au-dessus de son visage desséché, d'une invraisemblable hauteur avide de son souffle, libératrice de sa pauvre âme, et d'une profondeur tout aussi déconcertante qui invoque cette même âme, sans laquelle il ne devrait être, comme ils le disent triomphalement, qu'un petit paquet de tendons et de boyaux malodorants; mais c'est justement, messieurs, cette putréfaction sans lendemain qui est à nos yeux, son unique gloire, à ce mort que nous avons dépouillé de ses vaines illusions, et à nous, notre seule et unique préoccupation, notre foi immanente.

Dire le silence en débarrassant l'écriture de ses oripeaux tapageurs, sans doute, l'ai-je déjà dit, les seules forces de l'écrivain ne suffiront pas, car nul ne peut suivre sa parole à travers l'espace pour en surveiller les ricochets; de même, nul ne peut suivre, en son propre esprit, les cheminements de la grâce, ni la façon infiniment délicate et respectueuse avec laquelle elle bouleverse, en soi-même, un autre. Nous connaissons la fadaise mille et mille fois redite — cette fadaise, Je est un autre, est le père de toutes nos déconstructions soupçonneuses qui nous lorgnent par le trou d'un Judas — grâce à laquelle nos petits chercheurs d'aliénation ont couronné le sommet de leur guérite, où ils sont en faction pour observer l'ennemi qui n'est personne d'autre qu'eux-mêmes, leur propre personne diluée à l'infini dans les sauces les plus diverses — lesquelles, bien sûr, ce théorème est connu de toutes les bonnes cuisinières, ne se mélangent guère entre elles — et les moins légères, en faction et en attente face à l'immense désert des Tartares d'où va surgir l'attaque du Ça monté sur son coursier libidineux. Toute en nuance, toute en délicatesse et en précautionneuse diligence, l'exploration à laquelle Hello se livre nous convie, à mon sens, à des festivités plus viriles, qui n'attendent pas de particulière apocalypse venue des latrines.

En effet, si dire le silence c'est en retrouver la source, retrouver l'ancienne pureté du langage reconquis — Les quelques livres d'Hello sont une opération forcenée de rédemption par la langue. L'homme sera rédimé par les mots, comme François Angelier l'écrit —, pureté aussi qui est celle du visage reconquis que la parole façonne et enfante, langage et visage dont les arceaux rongés sont à présent capables de rêver de nouvelles voûtes, de les rêver et de les faire parler, c'est-à-dire de convoquer la manne de visages inespérés, inconnus, sidérés, envoûtés (vultus), fixant obstinément, contemplant douloureusement les profondeurs invisibles qu'elles — ces énigmatiques faces peintes sur les voûtes — font éclore par leur énigmatique figure, leur raideur épurée, leur épure muette, dorée comme une dune de sable, si dire le silence, c'est plonger tout entier dans ce bain de fraîcheur, ce lac rond comme un halo, cette mer courbée sur elle-même comme une mandorle de saint, eau lustrale qui dépouillera le vieux corps, le corps second immergé, la peau sèche du corps-serpent démangé par le néant, eau qui le débarrassera de ses scories et de ses mortes pelures de vie, et lavera le visage et la bouche de tout le poids mort de la nuit obscure, qui rampe et s'écaille comme si le jour avait mué et changé sa peau pour devenir la nuit à l'épidermique, à la blafarde et raide sensibilité d'écorché vif; si écrire le silence, c'est boire de cette eau qui n'apporte pas l'oubli de l'esthète mais qui renforce et revivifie comme un vin de vigueur l'attente et le pressentiment de la profondeur nouvelle, chantante comme un gouffre moussu où plonger et se perdre pour se retrouver (car seul l'abîme invoque l'abîme, et seule la face invoque une autre face, le gouffre le gouffre), comme l'icône qui nous contemple nous commande de la regarder et de l'oublier, de passer au travers de son épaisseur muette pour chercher, pour sombrer dans son invisible profondeur de pierre peinte, pour chercher et trouver la Face dont l'appel est silence, tombant dans l'obscurité de son éternel repos qui nous commande pourtant de continuer notre recherche et de prolonger l'écho de notre voix appelant sans relâche, qui veut que nous retrouvions en nous, en notre propre âme escarpée et raide, la face rocheuse de laquelle nous devons nous détacher, comme un alpiniste sans peur se détache de la paroi qu'il escalade depuis des heures qui paraissent des jours et des mois de souffrante opiniâtreté, et, alors qu'il approche du sommet, plonge sans hésiter son regard et son corps dans les ténèbres bleutées et accueillantes qui l'éblouissent de leur silencieux appel éclairant, sombrant et tombant dans ce gouffre perpétuel qu'Hello, sans craindre de se tromper, nomme Dieu; si dire le silence c'est être maître de semblable épopée silencieuse et inconnue des regards inquisiteurs, mille fois plus éloignée des pornographiques tentatives de nos Nouveaux Romanciers que la nébuleuse de l'Aigle ne l'est d'une tache de couleur exécutée par un aveugle, alors, il faut parier et non plus craindre, il faut parier sur la certitude d'une radicale et complète métamorphose qui, délaissant comme s'il s'agissait d'une chimère le souci quotidien de se scruter, de se mentir et de se jouer la comédie, de se guetter comme un chat guette sa proie et jouera longtemps avec avant de la tuer, le ridicule souci de vouloir se comprendre en passant par la cave — que dis-je, par l'égout ! — plutôt que par la porte d'entrée, délaissant cette stupide occupation de nos contemporains Janus à deux, trois, quatre fronts et plus, délaissant ce bavardage prolifique et vaseux; dire le silence c'est chercher pour trouver à quelle profondeur s'opère la transformation de tout son être, par quel cours imprévu la rigole d'eau sale et croupissante alimente sa nouvelle ferveur et, grossie et devenue fleuve immense, maintenant purifiée à l'extrême de son essence première, va se jeter dans l'océan qui ne la diluera point, mais en concentrera l'anarchique limon pour féconder ses rives ténébreuses, inconnues, gravides et grosses de paroles futures, d'âmes qui les goûteront et à leur tour les donneront à d'autres.

Ce labeur qui pose le renoncement comme un préalable vital au lieu de brandir ridiculement l'épouvantail de notre pathétique complexité, ce travail déchirant (trepalium dit l'effort et, pis, la torture du trébuchet) du nageur qui ne veut pas remonter le courant du fleuve, mais préfère se laisser emporter par ce qui est plus puissant que lui, cet effort qui semble une défaite affirme pourtant, et affirme dans la mesure où il renonce: il affirme parce que, par la bouche close et la main immobile, plus puissant que l'artiste parle et écrit. Oui, affirmer est l'acte initial de la parole. Tout verbe contient le verbe être. Toute parole a Dieu pour support. Celui qui Est est le fondement du discours. Donc croire est l'essence de parler. Croire est la source, parler est le fleuve, croire est l'océan où le fleuve se précipite.

Car, s'il faut chercher le silence dans la parole, s'il faut transformer en silence la parole, détournée par notre bouche artificieuse de son cours naturel et royal, il faut aussi faire oeuvre de fécondation, et parler, aussi peu que ce soit, et reprendre la parole après le silence — ce mouvement Hello le décrit parfaitement à propos de l'œuvre de sainte Catherine de Gênes, disant Aussi après chaque phrase elle sent grandir en elle l'impossibilité de parler; mais le silence succombe à son tour devant un nouvel effort de langage qui ne naît que pour mourir. Ainsi la parole et le silence se succèdent, tous deux insuffisants, tous deux nécessaires. Chacun d'eux fait un effort pour racheter la misère de l'autre —, reprendre la parole gonflée de silence et nourrir de nourriture réelle ces âmes qu'obscurément l'écrivain sent poindre à l'orée de sa plus haute parole, de son plus haut retrait — de sa mort donc, de la certitude que sa mort sera la pointe de la plus haute vague balayant la durée de sa vie, de son souvenir même, disparition et retrait fécondants de nouvelles âmes —, ces âmes qu'il sent absolument nécessaires à son écriture, sans lesquelles, proprement, il ne serait rien; sans doute est-ce banalité élimée que d'affirmer qu'on écrit toujours pour quelqu'un; il est toutefois plus étonnant de prétendre que la source jaillissante du verbe qui n'est qu'incomplètement déposée en nous, et qui nécessite la collaboration, comme une exigence de vie ou de mort, de cela que nous pouvons seul lui donner, la parole de l'autre, il est sans doute étonnant d'écrire que cette source elle-même est incomplète sans notre voix. La Voix qui est silence est muette sans la nôtre, le Silence qui est la Voix est muet sans le nôtre, comme Dieu est muet s'il ne parle par ses prophètes: au contraire, celui qui, à tout prix, se veut le maître de son bavardage prétentieux, celui-là ne collabore à rien, pas même à l'œuvre qui serait sienne et pourtant le dépasserait. Ne nous méprenons pas sur le sens de la phrase qui va suivre; elle ne se veut guère un larmoyant encouragement à cette sorte d'humanitariste désintérêt que nous trouvons bon d'adresser à nos pauvres; c'est tout le contraire, car elle annonce un combat, qu'il faut mener pour soi avant de s'engager sous la bannière d'autrui; mais, sans doute aucun, comme Je est un autre, alors... lutter pour soi, c'est encore et toujours servir les autres, ou tout au moins l'idée que l'on se fait des autres: Si l'on voyait le monde invisible, on verrait des cris, des supplications, des mains tendues; on entendrait les gémissements des pauvres de l'intelligence, les cris de ceux qui meurent de faim. On entendrait rugir les entrailles humaines. Tout ce monde de suppliants crie vers le Pain, vers la Parole. Cette phrase entretient le cliché d'un Hello contrefait à l'esprit génial, souverain, au corps indigne d'éternel mendiant, de lamentable quémandeur. Peut-être est-ce une telle phrase qui fit dire à Kéchichian, la main sur le cœur, qu'Hello l'attendait: Risquons cette énormité: Hello m'attendait. Il attendait, dans le désordre et l'impatience que sa mort laissa en l'état, un secours conformé à son déchirement, un soin adapté à sa dispersion. Cela peut prêter à rire. Mais le rire serait de même nature que celui auquel Hello, sans mesure, offrit, comme en holocauste, la totalité, c'est-à-dire le déchirement de sa personne. Peut-être. Mais je ne le crois pas: il y a dans la phrase du journaliste encore trop de dialectique psychologie, de morbide fascination pour le trou, la fissure, l'incomplétude et la déchirure que notre modernité place comme des gendarmes à tous ses carrefours délabrés, trop de célébration voyeuriste de la misère d'un homme pour qu'elle s'élève au sens de la communion véritable, celle des âmes, fraternelle et non pas civique, communautaire ou échangiste mais fraternelle, donc littéraire, surnaturelle, fraternelle et donc surnaturelle, car sans doute est-ce là chose identique (Du Bos le pense, qui écrit: Et ici, nous arrivons à notre seconde définition de la littérature, une définition qui va plus loin que la première parce que cette fois-ci, le lecteur et l'écrivain y sont également impliqués: la littérature est le lieu de rencontre de deux âmes); et puis, par-dessus tout, l'invincible soupçon qui fait d'Hello, de son style de vie et de sa personne, un eunuque, même s'il s'agit d'un eunuque de génie, ce soupçon est insupportable en plus d'être prétentieusement vaniteux; surtout, il est faux, il se trompe lourdement sur l'œuvre sommairement étudiée, brouillonnée, brouillée, châtrée.

Comme Bloy affirmant qu'il ne serait écrivain que lorsque quelques lecteurs des siècles suivant sa mort auraient terminé la lecture de son oeuvre, et auraient compris son urgence prophétique, comme Bernanos, à son tour, avançant pareille folie, qu'il n'écrivait que pour les deux ou trois petits Bernanos qui naîtraient un jour, ou bien pour l'enfant qu'il avait cessé d'être, seul juge réel, aux yeux du Grand d'Espagne, de l'effort qu'il accomplissait sans relâche, nous devons comprendre que cet échange, cette véritable paternité spirituelle ne se fait pas dans les joies et les patelines affinités de ce copinage de brigands, triomphe de la tape ironique sur le dos et du canapé plaisamment offert — à moins qu'il ne s'agisse d'un élément du mobilier encore plus confortablement horizontal —, ennui réciproque pourtant échangé comme un viatique suprême dans les coteries parisiennes, cette liturgie de podagres étant bien la seule à quoi se réduit de nos jours la fécondation artistique ou, devrait-on dire, la passation des pouvoirs. Au contraire, et c'est là l'affront que notre siècle mauviette ne peut lui pardonner, toute oeuvre se fait, cette oeuvre exemplaire se fait — celle d'Hello, mais aussi celle de Bernanos et de Bloy —, ne peut se faire que dans la douleur, dans le combat et la guerre, avec la force — et non pas la violence, qui n'est que force dévirilisée —, dans le combat spirituel qui est aussi brutal que la bataille d'homme, nous éclaire Rimbaud qui, en littérature, ne se trompe jamais. Ces trois-là sont donc bien, malgré les atermoyantes prudences auxquelles les condamnent nos critiques, pétris de différenciations subtiles comme une houri l'est de caresses spécifiques et, paraît-il, de zones de plaisir, ces trois-là, Hello, Bernanos et Bloy, sont bien des prophètes; qu'importe que leur lutte diffère superficiellement, si, au plus profond de leurs racines, elles cherchent toutes les trois à rejoindre Celui qu'elles ne se sont pas résignées à ne jamais voir, comme un arbre se refuse de toutes ses fibres d'arbre à ne point rejoindre la lumière qui l'a fait pousser.

Dans l'urgence du cri prophétique éclate et triomphe l'appel du silence, avant même celui du départ, ou du retrait, selon Maurice Blanchot, du présent, de toute stabilité, avant même, oui, avant même celui de la Parole: certes, le prophète ne parle qu'à contrecœur, forcé et ravi par plus fort que lui, mais seul le silence — et non pas la parole, fût-elle celle qui commande le missionnaire poussiéreux et rétif — le pétrifiera comme une statue de sel indiquant que, là, sur cet homme, le feu du ciel est tombé et la Voix. La réconciliation, autant le dire pour les catholiques optimistes — cette espèce existe — qui me lisent et qui auraient mal lu les oeuvres de ces trois auteurs, n'aura, pour cette engeance d'exécrateurs par amour, jamais les allures d'une noce terrestre. C'est ainsi le sens de la prière qu'Hello porte à la connaissance de son ami Bloy (sans doute en avril 1880), lui intimant de lui donner secours et assistance invisibles: Concentrez toute votre prière et toute celle de vos amis sur cette nécessité de faits actuels. Il nous faut absolument des témoignages terrestres. Car ce sont l'eau, le sang et le feu qui rendent témoignage sur la terre. Des faits ! Des faits ! Des signes ! Nous sommes habitués aux dégoûts de Rimbaud, aux cris de tristesse et d'ennui que Baudelaire adressa à sa mère, aux éructations inouïes de Léon Bloy, aux durables états de désespoir dont Bernanos étonna ses correspondants, qui le croyaient sans doute bravachement équipé contre le démon de l'à quoi bon; en revanche, nous n'avons pas l'habitude d'entendre le doux Hello, le timide et fade Hello enrobé par la postérité catholique dans sa pâte mielleuse, se lamenter et pleurer, s'affliger de résider dans les ténèbres, d'où il ne peut que crier, attendant dans les affres du bavardage — qui est la parole du mutisme — que le silence s'impose et calme la peine de l'homme abandonné, atténue son désespoir: Autrefois, écrit-il à Bloy, j'ai passé ma vie dans la prière. Puis, plus tard, dans le blasphème; maintenant dans le mutisme. Ce n'est pas le silence, c'est le mutisme. Je suis muet, tant que la prière n'est pas exaucée. Et, lorsque Hello demandera à son ami, sublimement, écrivez mon nom sur la poussière des grandes routes que vous allez parcourir, comme le nom de celui qui ne peut se passer de voir et de toucher ce qu'il a demandé et voulu !, nous comprenons alors quel sera le sens d'une collaboration aussi profondément nouée entre deux écrivains, par-delà la mort du premier, par-delà, même, le blasphème qu'il fut près de crier, le blasphème qu'il cria peut-être, le désespoir dans lequel il fut près de tomber définitivement, dans lequel il sombra peut-être comme dans le mutisme froid, ne recevant pas les signes qu'il avait attendus toute sa vie: nous comprenons aussi qu'il se moqua de l'assistance humaine à la porte de laquelle le fait mendier Kéchichian, comme un de ces pauvres errants de Pierre Valdo, sans toit ni foi que sauvage et tumultueuse, l'exigeant de chacune des fibres de son corps malingre et ridicule (Bloy et la femme d'Hello sans doute, furent les seuls à deviner l'exigence d'un tel appel); nous comprenons qu'une seule chose comptait dans son esprit, comme, plus tard et de plus en plus douloureusement, dans celui de Léon Bloy, je veux parler de l'attente du Consolateur, de l'attente de sa venue, de l'attente du retour du Christ pour lequel l'un et l'autre — mais tous les deux ensemble — ont parlé et témoigné, pour lequel l'un des deux a écrit sur la poussière le nom de l'autre, nous le rendant inévitablement présent, inépuisablement vivant, comme s'il figurait un message absolument clair et transparent aux yeux de tous, un message clair absolument éloigné des obscures prophéties qui ont ajouté leur poids d'incompréhensible cheminement souterrain dans les douves du christianisme, pour lequel l'un et l'autre n'ont cessé de réclamer des preuves efficaces, de rédimantes consolations. Mais ce qui est écrit, qu'importe qu'il s'agisse du nom de l'auteur, comme les mots que le Christ traça sur le sable, nous reste inconnu, car le nom d'un homme est le mystère dernier, bien qu'il ne soit qu'un peu de poussière: de sorte que le plus clair est aussi le plus obscur, comme Jules Lagneau le savait. Les noms des hommes, écrit Hello dans un texte consacré à la charité, ont une importance inouïe, une importance qui leur échappe, parce qu'elle est au-dessus de leur intelligence. Leur nom parle leur être; c'est leur substance qui se trahit.

La substance d'Ernest Hello, je me demande si, en fin de compte, on ne pourrait pas affirmer qu'elle fut de violence, intégralement, sans une once de pitié lénifiante, sans une parcelle de compassion doucereuse pour une autre douleur que la sienne, à ses propres yeux exemplaire, livrée à la multitude en guise de précieux témoignage, sa souffrance et sa violence livrées toutes deux à la multitude, sa souffrance de ne pas voir Celui qu'il attendait, sa violence et son attente impétueuse contre le monde qui L'ignorait et Le moquait. Je me demande si on ne pourrait pas dire qu'il fut l'homme virile par excellence, au moins en littérature — mais n'est-ce pas là absolument plus que le réel ? —, cet homme banalement laid et timide, ce barbare pourtant de la vie intérieure capable de goûter, au moins en esprit — mais n'est-ce pas là, encore une fois, absolument plus que le réel: la vraie vie ? — le débordement, la cruauté, la haine, le Mal (mais orientés vers une seule Fin), selon la correspondance qu'il soulignait à propos de saint Philippe de Néri: plus l'homme approche de la perfection, plus il sent les capacités de crimes et les aptitudes à la corruption qui résident au fond de lui. Cette vérité tragique, une multitude d'écrivains l'a affirmée, parmi les plus grands de notre siècle; elle n'en reste pas moins énigmatique et terrible, elle qui admet et commande qu'un lien de parenté, inaliénable et consubstantiel comme le sont tous les liens de parenté (certes, nous sommes les hommes qui vivent sous le soleil de la bâtardise: une telle pensée nous choquera, nous révoltera sans nous réveiller), unit le criminel au saint. Qui admet encore que les plus grands de nos écrivains — catholiques ? Ceux-ci détestaient qu'on leur épingle cette appellation d'origine pieusement contrôlée — aient été ceux, et justement ceux qui jamais n'ont hésité à crier leur rage et leur dégoût d'êtres abandonnés, qui n'ont jamais hésité à fixer le Mal dont ils se sont cru parfois les larves tourmentées, qui jamais n'ont hésité à stipendier avec une admirable fureur leur hiérarchie empâtée (certaines des lettres de Léon Bloy sont, à cet égard, terribles !), qui n'ont jamais hésité à crier leur désespoir, affligeant les badauds du spectacle scandaleux de leur misère et de leur sueur de sang. Il y a une façon de croire, écrivait ce superbe nihiliste Georges Ribemont-Dessaignes dans Smeterling, qui consiste à faire paraître Dieu au bord du ciel, en face de sa créature. Qu'a dit d'autre Hello, qui ne fut pas un nihiliste, mais bien plus, un véritable amateur de néant qui n'eût point boudé telle étrange phrase de Maître Eckhart écrivant dans son vingt-neuvième Sermon, L'homme qui s'est laissé lui-même et qui a tout laissé, qui ne cherche plus en rien son bien propre et qui opère toutes ses oeuvres sans pourquoi et par pur amour, celui-là est totalement mort au monde, il vit en Dieu et Dieu vit en lui, qu'a donc dit d'autre Hello, dans la force de son silence irriguant son écriture impavide, et, pour cela même, rimbaldienne, capable d'affirmer, Craindre le nom de Dieu, c'est n'avoir peur de rien ? Qu'a-t-il dit qui ne soit pas une supplication, qu'a-t-il fait d'autre que supplier, jusqu'à plonger dans l'angoisse et la prostration d'un mutisme qui lui rendait insupportable le silence, qu'a-t-il fait d'autre que crier pour obtenir ce qui ne lui fut jamais accordé, qu'a-t-il fait d'autre que réclamer la vrai vie, alors que sa vie absente se déroulait platement dans l'exécration d'un monde qui s'est toujours moqué de ses plus hauts poètes, qu'a-t-il fait d'autre qu'être et travailler à être un scandale ? Dans une lettre du 10 novembre 1875, voici ce qu'il écrivit: Chaque jour qui s'écoule pour moi dans l'inaction enlève à Dieu sa gloire, au genre humain son pain, à moi-même ma vie. Chaque jour qui s'écoule pour moi dans l'inaction représente une telle somme de malheurs et de crimes qu'il est impossible de les compter... Moi qui vous écris ces choses, je sens, au moment où je les écris, je sens tout ce que je serais chargé de dire, je sens ce que serait mon Alléluia, s'il existait. La terre n'en a pas l'idée... L'œil ne l'a pas vu, l'oreille ne l'a pas entendu, le cœur ne l'a pas soupçonné. Si l'idée en était donnée au monde, toute créature s'arrêterait dans son état actuel, étonnée d'avoir pu penser jusque-là autre chose. Les hommes verraient ce que c'est que la vanité. La vanité est de penser à autre chose.

C'est donc aussi, pour nous qui devons attiser cette urgence, à la lumière de cette pensée douloureuse qu'il nous faut brûler les yeux de notre monde au regard d'idiot.