Les Brandes

Extraits

 

Jean Delville, Les trésors de Satan

Jean Delville, Les trésors de Satan, 1895

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Présentation de Les Brandes

Nouveau numéro de Dialectique

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Les Brandes, numéro premier (janvier 1997) : L'Antichrist
Léon Bloy et l'attente de l'Apocalypse


Les Brandes, numéro deuxième (mai 1997) : Caïn
Entretien avec l'abbé Chossonnery, exorciste


Les Brandes, numéro troisième (décembre 1997) : La mort de Dieu
Sur quelques poèmes de Georg Trakl


Les Brandes, numéro quatrième (mai 1998) : Georges Bernanos

Bernanos, la guerre, Satan ; la critique, Satan de nouveau


Les Brandes, numéro cinquième (décembre 1998) : Approches du Démoniaque, 1

Goya, Le Sabbat des sorcières

Introduction au Démoniaque


Les Brandes, numéro sixième (mai 1999) : Approches du Démoniaque, 2 : Judas l'Obscur

Judas l'Obscur

Héros et Tombes de Sabato

 

 

Léon Bloy et l'attente de l'Apocalypse

Les Brandes, numéro premier,  janvier 1997 : L'Antichrist

 

Plus d’un demi-siècle d’avance, lorsque le petit Hitler était un enfant innocent, [Bloy] a l’air d’avoir épelé en rêve le nom des nouveaux dieux, erré dans les Dachau et les Buchenwald, ou dans d’autres camps d’agonie que nous ne connaissons pas encore, que nous ne connaîtrons jamais [...]; il a respiré l’odeur des fours crématoires, senti coller à sa peau la grasse suie humaine, il a vu crouler les villes sous la lune et le ciel de Dieu, le ciel innocent, ouvert d’outre en outre par l’éclat aveuglant de la bombe atomique, mais de ces visions, le moment venu de les révéler au monde, il ne lui reste que l’horreur, et la certitude que cette horreur ne ment. Qu’importe ! son témoignage n’est pas celui d’un homme qui prévoit, mais d’un homme qui voit, qui est seul a voir ce qu’il voit, les yeux fixés sur ce point de l’histoire, l’index tendu, parmi la foule horrible des badauds.

Ecrit en février 1947, Dans l’Amitié de Léon Bloy, Ecrits et Essais de Combat, t. II, Gallimard, coll. "Bibliothèque de la Pléiade", 1995, p. 1232.

 

 

Les couronnes des Roys tombent à terre, les sceptres des Empereurs se froissent et cassent, la gloire des républiques flestrit, mais l’Eglise ne peut estre esteinte ny estoffee: car l’ancre sacree qui la retient est tenue de la main de celuy qui ne peut estre remué de sa place.

LAntichrist de Florimond de Raemond, Lyon, J. Pillehotte, 1597, p. 753.

 

Si veront tot lo ciel ovrir

E foudre dou ciel descendra

Qe parmi lo cors le fendra

E l’ardra tot devant la jient

E ventera la poudre au vent.

Version anonyme de l’Antichrist, Deux versions inédites de la Légende de l’Antichrist, Champion, 1928, v. 218-222, p. 10.

Les quelques lignes qui vont suivre ne constituent pas cet étrange et prétentieux condensé d'approximations qu'il est convenu d'appeler un article, mais plutôt, elles se veulent une invitation à la lecture de Léon Bloy, écrivain et polémiste de la fin du 19è siècle, admirateur de Barbey d’Aurevilly et de Baudelaire, admirateur de Lautréamont qu'il découvre presque, de Villiers de l'Isle-Adam dont il envie la misère idoine, furieux contempteur du Huysmans de Là-Bas et d'une multitude d'autres écrivains dont il avoua parfois, en ayant toutes les peines du monde à comprendre son propre stupide aveuglement, avoir été l'ami, coupable de sympathie ou d'admiration passagère. Léon Bloy, père spirituel de Péguy et de Bernanos, loué, ce qu'on ignore souvent, par Borges qui découvrit dans les déconcertantes paraboles du mendiant ingrat les bizarres concrétions de ces labyrinthiques paradoxes; Léon Bloy, prince des Voyants plutôt que Rimbaud qu'il ignore superbement, Léon Bloy dont les beuglements géniaux semble encore douloureusement se cogner contre les murs capitonnés de notre siècle fou, dont il a vue la misère et la fiévreuse douleur comme du haut de sa colonne de stylite pamphlétaire.

Un monde livré au mal et à Satan

C’est l’assurance, c’est la certitude désespérées de la présence, en notre monde, du Mal et de son maître, Satan, qui est l’étonnement premier du lecteur et comme l’entrée la plus évidente, la plus absolument irrécusable, dans l’oeuvre de Léon Bloy. Le monde est livré au Mal, c’est-à-dire: la Création tout entière, chaque parcelle inoffensive et anodine de matière ou de vie, la nuit bien sûr, comme demeure traditionnelle des démons, mais aussi le jour, la place déserte du recoin le plus inexploré de la planète, tout comme la bacchanale ennuyeuse, la morne et fastidieuse ronde des vices de la grande cité moderne: Paris. Satan, nous dit l’auteur, ceint la terre de ses deux bras immenses comme d’une écharpe de deuil et de mort, comme le mare Tenebrosum de la cosmographie des anciens. Rien ne se dérobe à son étreinte, rien..., excepté, ajoute Bloy, la liberté crucifiée [de l’homme] avec Jésus-Christ. Hors de ce calvaire, il est maître de tout et on peut l’étiqueter du nom de toutes les influences néfastes de la vie. Et l’écrivain d’ajouter que, quand nous ne parlons pas à Dieu ou pour Dieu, c’est au Diable que nous parlons et il nous écoute... dans un formidable silence. Ailleurs, Bloy, dans une image qui rappelle celle chère aux vieux textes apocryphes de La Bible, écrit que c’est l’immobile Serpent qui tient le coeur humain dans sa gueule, depuis le commencement du monde.

Monde livré à son Prince, Satan, qui parcourt toutes les routes de turpitude et de débauche, monde livré au Mal depuis l’heure maudite du Premier Péché: nous ne sommes plus que les spectateurs de l’événement irrévocable qui a chassé l’homme de l’Eden, et l’écrivain n’est désormais rien de plus que le poète du Mal. Il n’y a pas à dire. Ce monde est en chute, depuis des milliers d’années. Il subit la loi de la chute qui consiste à s’accélérer d’une manière effroyable. Il nous faudrait mille pages pour étudier la figure de Satan chez Léon Bloy: qu'il nous suffise de dire que, comme Baudelaire et Barbey avant lui, l'écrivain redonne une consistance réelle au Réprouvé, après les errances ectoplasmiques du païen — et paillard — romantisme: La notion du Diable est, de toutes les choses modernes, celle qui manque le plus de profondeur, à force d'être devenue littéraire. A coup sûr, le Démon de la plupart des poètes n'épouvanterait pas même des enfants. Je ne connais qu'un seul Satan poétique qui soit vraiment terrible. C'est celui de Baudelaire, parce qu'il est SACRILEGE. Tous les autres, y compris celui de Dante, laissent nos âmes bien tranquilles [...]. Mais le vrai Satan qu'on ne connaît plus, le Satan de la Théologie et des Saints Mystiques, — l'Antagoniste de la Femme et le Tentateur de Jésus-Christ, — celui-là est si monstrueux que, s'il était permis à cet Esclave de se montrer tel qu'il est — dans la nudité surnaturelle du Non-Amour, — la race humaine et l'animalité tout entière ne pousserait qu'un cri et tomberait morte...

Pas même la Croix, aux yeux de l’auteur, n’a pu faire autre chose qu’atténuer la catastrophe. Ainsi notre univers, loin de la chaleur première qui présida à son enfantement, toute amoureuse et jalouse de sa splendide création, est-il condamné à sentir que le froid augmente, que l’homme est abandonné à son sort, infernal selon Bloy puisqu'à jamais, la seule monnaie d’échange qui semble présider aux rapports des hommes entre eux est la haine; et cette constatation n’est pas toujours, loin s’en faut, objet de plaisanterie, comme dans ce propos en exergue de l’année 1902: Les damnés n’ont d’autre rafraîchissement, dans le gouffre de leur torture que la vision des épouvantables faces des démons. Les amis de Jésus voient autour d’eux les chrétiens modernes et c’est ainsi qu’ils peuvent concevoir l’enfer. Tombant dans le Mal, continuant d’y tomber — car la Chute n’est pas un fait accompli autrefois et dont nous subissons les conséquences. Nous tombons toujours —, quel acte d’infinie bravoure l’homme peut-il, non, quel acte doit-il tenter, si ce n’est celui d’entreprendre la recherche désespérée du Paradis ? Il n’est au pouvoir d’aucun homme de ne pas chercher le Paradis, fût-ce dans le désespoir. Mais, alors, c’est le Paradis terrestre. Et alors, c‘est la douleur qui se fait notre mystérieuse conductrice, cette Douleur bloyenne élevée, par la promotion inimaginable de la Croix, au rang de surnaturelle et féconde réalité: La Douleur n’est pas notre fin dernière, c’est la Béatitude qui est notre fin dernière. La Douleur nous conduit par la main au seuil de la Vie éternelle.

Le constat amer de la déréliction du Monde, de son péché infini chaque jour, chaque instant de nouveau perpétré par l’homme, par le chrétien, ce constat seul, aussi désespéré qu’il paraisse, ne semble pourtant pas devoir suffire à la colère hallucinée de Léon Bloy. Il lui faut affirmer, à la face de tous, et, d’abord, à celle des chrétiens, que le monde lentement est empoisonné par une mort double, que chaque nouvelle aube ne peut plus se nourrir que des chairs pourries de deux cadavres immenses en décomposition.

Mort de l’Eglise et absence de Dieu

Mort de la Chrétienté de France, écroulement de sa magnifique mission reconduite de siècle en siècle, et qui, sans que personne ne s’en alarme, vient buter sur la médiocrité et la tiédeur de la plus inconsistante époque. Déréliction de l’Eglise, son nauséeux et lent évanouissement, son affadissement spectral, voici évoquée dans un rêve — à la date du 21 avril 1900 — l’agonie surnaturelle: Songe extraordinaire. J’étais avec P[aul] Bourget [...] et nous regardions ensemble une grande forêt, d’un point élevé. Rien n’était plus beau que cette forêt. Seulement les têtes des arbres mouraient, la forêt tout entière empoisonnée par les racines. C’était l’EGLISE.. Comme le monde, le christianisme se refroidit, inexorablement, puisque, aujourd’hui, il n’y a plus rien, sinon quelques pauvres âmes dispersées, souffrantes, vomies par le monde, qui n’attendent plus que le martyre; un minuscule troupeau d’âmes évangéliques et simples sur qui l’ombre de Saint Pierre a passé et qui constituent l’Eglise actuelle des Catacombes. Et inlassablement, Bloy entonne la litanie qui résonne seule dans les espaces vides de cette Eglise qui se meurt: La Foi est tellement morte qu’on en est à se demander si elle a jamais vécu, et ce qui porte aujourd’hui son nom est si bête ou si puant que le sépulcre semble préférable. Et encore, l’auteur de redire qu’en ce moment, on ne voit plus rien d’aucun côté et la pensée humaine est environnée d’un silence tel qu’on a l’air de faire la veillée des morts autour du cercueil de la société chrétienne. Et encore, de dire que les saints sont le sel de la terre, puisque Dieu n’a fait la race humaine que pour qu’elle lui donnât des Saints et, quand cette race n’en aura plus à lui donner, inévitablement l’univers se dissipera comme une pincée de poussière. Et encore, d’écrire que tout, absolument tout nous manque indiciblement. Nous crevons de la nostalgie de l’Etre. L’Eglise qui devrait allaiter en nous le pressentiment de l’Infini, elle aussi, elle d’abord, "agonise".

Vous avez promis de revenir [...] pourquoi donc ne revenez-vous pas ? Des centaines de millions d’hommes ont compté sur votre Parole, et sont morts dans les affres de l’incertitude. La terre est gonflée des cadavres de soixante générations d’orphelins qui vous ont attendu. Vous qui parlez du sommeil des autres, de quel sommeil ne dormez-vous pas, puisqu’on peut vociférer dix-neuf siècles sans parvenir à vous réveiller ?... Telle est l’invocation terrible que Bloy place dans la bouche de son désespéré, Caïn Marchenoir. L’absence de Dieu, sa mort, l’auteur, après tant d’autres, ne peut que la constater, ne peut que s’en lamenter, ne peut que la crier dans les ténèbres: Tout à coup, la nuit ayant achevé de dérouler sur nos têtes son plus sombre manteau un cri, un seul cri, plus effrayant que tous les spectres qui eussent pu nous apparaître — le cri d’une douleur suprême, accouchant d’une mort désespérée se fit entendre à côté de nous, dans ces ténèbres palpables que nos yeux démesurément ouverts n’avaient plus la force de pénétrer. Privé de Dieu parce qu’ils ne veulent pas L’aimer, les hommes souffrent, et ne peuvent même plus donner de nom à leur souffrance, qui devient alors vide et absurde, lorsqu’elle ne cherche point, comme une stérile et morbide échappatoire, la tentation du satanisme, que Bloy fustigera lors de la publication en volume du Là-Bas de Huysmans: Cette fin de siècle redoutable et chargée de mystère, comme la plupart des fins de siècle, offre à l’observation philosophique cette énorme singularité morale d’un assez grand nombre d’hommes livrés aux poignantes angoisses d’un spiritualisme sans issue et qui n’est précisé par aucune forme religieuse. Lente déliquescence du christianisme et comme son retour au paganisme, mais à un paganisme qui n’a plus même le ressort de la passion, de la fureur et de l’ivresse: Vous parlez de jouir, écrit Bloy à ses contemporains, et vous n’avez pas même le triste génie de jouir avec l’intense profondeur des voluptueux du paganisme, dont vous n’avez sucé que les vielles phrases sans en retenir le diabolisme essentiel. Nous parlons de satanisme, comme en compensation de la mort de Dieu. Eh bien, ce satanisme, Bloy en refuse même la noire ivresse, car le Diable, tout comme Dieu, n’est pas là où on le croit et en tout cas, il n’est sûrement pas dans la messe noire de carton-pâte du chanoine Docre, ce prêtre à-rebours imaginé par Huysmans. Où donc, alors, se trouve, en littérature, le vrai diabolisme ? Chez Baudelaire ou Barbey d’Aurevilly, chez ces écrivains qui, enragés de ne pas trouver Dieu, l’invoquent du fond des Enfers depuis lesquels ils crachent au Ciel leur haine et leur désespoir; ainsi, parlant de Rollinat, Bloy écrit: Un tel spiritualisme ressemble à une conception dantesque. C’est une espèce d’enfer réalisé dans un seul coeur, un enfer vide d’espérance et plein de Dieu comme l’autre enfer, mais d’un Dieu qu’on ne voit pas et qu’on est enragé de ne pas voir.

Oui, Dieu semble bel et bien définitivement l’absent prodigieux relégué dans les oubliettes d’une époque stupidement superstitieuse, et Bloy, inlassablement, de répéter: Dieu est absent comme il ne le fut jamais. Le lieu commun des psaumes qui faisait trembler les vieux Hébreux, le "ne dicant gentes: ubi est Deus eorum" est enfin réalisé dans sa plénitude. A moins que... A moins que, il faut s’y attendre, Dieu ne soit absent du monde et des coeurs qu’en apparence, ayant choisi la "petite voie" si chère à la sainte de Lisieux; alors, il faut chercher Dieu à l’endroit le plus évident, mais aussi le plus méprisé donc, le plus prodigieusement inconnu: chez les Pauvres, dans la Pauvreté, chez le Pauvre, et Bloy, alors, de se lamenter: Mais quelle folie furieuse d’essayer de faire comprendre aux contemporains qu’aussi longtemps que Dieu n’aura pas été aboli par un décret sans retour, il faudra, de toute nécessité, qu’absent de leur coeur et de leur pensée, il soit néanmoins au milieu d’eux !... Au milieu d’eux ! sous une forme humaine !... Oui encore, la France n’est incurable que de Dieu, écrit superbement Léon Bloy, mais le drame immense et le péché, c’est qu’elle feint de l’ignorer...

Alors, la mission de l’écrivain, sa vocation — vocatus, dira Bernanos claire, la plus éclatante, est de crier et de crier encore, d’appeler les hommes, de leur vociférer qu’ils ont oublié le Christ, Dieu et le Pauvre. Il faut se faire, aux yeux de tous, monstre, ce monstre scandaleux que voulait devenir Rimbaud pour être voyant; il faut devenir objet de scandale, pour crier aux hommes qu’ils sont devenu le désert immense où toute présence surnaturelle a été abolie, non plus le désert, plein du souffle d'El Shaddaï, de l'épreuve d'Abraham, mais la muette étendue vide du samedi de l'absence. L’étonnant alors, est moins de voir que Bloy, tout comme les prophètes de L'Ancien Testament, n’accepte cette mission qu’à contrecoeur, parce qu’elle le dépasse et parce qu’il ne peut cependant la refuser, à moins de se renier, à moins de renier Dieu: Pamphlétaire ! Sans doute que je le suis, pamphlétaire, parce que je suis forcé de l’être, — vivant, comme je peux dans un monde ignoblement futile et contingent, avec une famine enragée de réalités absolues. Tout homme qui écrit pour ne rien dire est, à mes yeux, un prostitué et un misérable, et c’est à cause de cela que je suis un pamphlétaire.

Pour Bloy, un écrivain qui ne dit rien à nos âmes est le plus vil des esclaves et le plus révoltant des histrions. Il profane le langage humain — le langage que Dieu a parlé. Pour Bloy, et malgré qu’il affirme être une manière de désespéré, ne croyant guère au relèvement de ce [qu’il] voi[t] si profondément déchu, toujours il faut prendre la parole, la conquérir mais aussi l’accepter, si le prophète, si le pamphlétaire est d’abord celui qui ne peut qu’accepter une parole, un Verbe qui n’est pas le sien. Prendre ainsi la parole, prendre une écriture et une voix douloureuses suprêmement, c’est dire que les oeuvres et les hommes sont immédiatement solidaires, sous peine de néant, et, ajoute Bloy, quand l’oeuvre mérite la trique, c’est sur les omoplates de l’homme que le trique doit tomber: une telle compénétration entre l’oeuvre et l’homme, entre l’homme qui ne peut refuser cette parole vraie qu’il sent vouloir bondir hors de sa bouche, et l’oeuvre, austère, terrible, peut-être folle, qui se fait le réceptacle modeste de la colère de Dieu, une telle indissociable union est souffrance, est le malheur certain pour cette vie d’homme qui en est comme le creuset de fermentation... et la première victime, est aussi incroyable solitude — je chemine, nous dit Bloy, en avant de mes pensées en exil, dans une grande colonne de Silence mais aussi, est incroyable tout autant, la certitude de l’amour, la preuve de l’amour que charrie une parole qu’on croyait uniquement pleine de colère: Ma colère est l’effervescence de ma pitié, écrit Bloy, ou encore, Pamphlétaire ! Ah ! je suis autre chose, pourtant, et on le sait bien. Mais quand je le fus, c’était par indignation et par amour, et mes cris, je les poussais, dans mon désespoir, sur mon Idéal saccagé ! Et qu’importe si, en guise d’épilogue vain, une dernière fois, l’auteur doute terriblement: Je le confesse, j’ai souvent espéré, à cause d’une certaine puissance de parole, de traîner vers Dieu des multitudes. Que s'est-il réalisé de ce rêve ? oui, qu’importe, puisque, au moins une seule fois, irrémédiablement, à éclaté l’appel clair et souverain, et que Bloy y a répondu.

Mais ce colossal imprécateur, cet irréductible impatient de la Parousie, est aussi, est d'abord un minutieux lecteur, un déchiffreur patient des signes minuscules, ridicules et épars, colossaux et invisibles, du Deus absconditus du prophète. Car, constater l'absence réelle de Dieu dans l'âme et le monde de nos contemporains, loin de toute prétentieuse et irresponsable cécité ecclésiale qui minimiserait l'angoisse de l'incompréhensible vacance, c'est, dans une tentative dont il est inutile de souligner les ressemblances qu'elle présente avec la démarche de la Kabbale, avec celles d'innombrables écrivains du Moyen-Age et du haut Moyen-Age, de ces 15è et 16è siècles où l'univers est déchiffré comme s'il était le grand Livre de Dieu, tenter de déchiffrer, dans la banalité, la boue et l'ordure du siècle, les hiéroglyphes du Dieu caché, s'il est vrai que la moins conséquente des méditation ramène cette simple vue d'un seul Geste infini, produit par un Etre absolu, et répercuté dans l'innumérable diversité apparente des symboles. Nous avons dit que le pauvre était, dans l'esprit de Bloy, la face réelle de Dieu. Il en est une autre, privilégiée par l'écrivain, non sans que celle-ci ne soit exempte de quelque exagération; si Dieu est absolument tout, si l'univers est le livre dans lequel Sa parole est écrite, alors il ne faut pas craindre de La chercher dans le Mal même, qui n'est sans doute rien d'autre que la figuration inversée de l'oeuvre du Bien. L'intention de pareil déchiffrement des hiéroglyphes de la boue et de l'ordure, comme le remarque Pierre Boutang, a sans doute une vertu apologétique: Le mal et la bassesse sont la seule transcendance qui puisse, à la rigueur, éveiller un monde assez oublieux des hiérarchies universelles pour se faire raison de son ignominie et la résorber dans la nature. A l'heure des Des Esseintes ou du premier Bourget, il es bon, il peut être salutaire, qu'à la décomposition raffinée il soit répondu par une plus réelle et violente pourriture. Au-delà pourtant de l'anecdote moralisatrice, dans cette confrontation spéculaire des deux abîmes, dans cette invocation de l'un par l'autre, de celui d'en haut par celui d'en bas et inversement, c'est toute la modernité tragique d'un Bernanos par exemple qui est annoncée: il est faux de croire que l'homme contemporain se détourne de Dieu. Simplement, c'est son signe de réprouvé que d'avoir à Le chercher dans les ordures...

Mallarmé pensait que l'univers devait aboutir à un Livre, sorte de Dieu incompréhensible, laïc bien que sacré et hermétique; Bloy, en grand lecteur de Joseph de Maistre, inverse l'ordre des événements: le Livre est déjà donné, hermétique mais lisible, et l'écrivain doit se faire lecteur, interprète de la Nature arrimée au Divin par la chaîne infinie similitudes. Ne multiplions pas les exemples de cette universelle Identité de toute chose avec toute chose, de tout être avec tout être: à vrai dire, l'oeuvre entière de Bloy n'est que l'illustration de cet universel déchiffrement; bornons-nous à donner quelque exemple tiré de L'Ame de Napoléon, l'un des ouvrages de Bloy qui pousse le plus loin cette quête des signes cachés: ainsi, s'il est vrai que tout homme est symbolique et c'est dans la mesure de son symbole qu'il est vivant, il serait vain et idiot de croire que, en s'attachant à la figure historique de Napoléon, comprendre l'Histoire serait ne pas admettre qu'elle est toute entière [...] synoptique et simultanée, à ce point qu'il est possible de juxtaposer et d'annexer étroitement, sous le regard, les événements les plus disparates ou les plus distants. Certes, puisque, dans l'esprit de Bloy, La durée est une illusion consécutive à l'infirmité de la nature humaine déchue, et que Les faits historiques sont le Style de la Parole de Dieu. Si le temps n'est qu'une illusion diabolique, il ya fort à parier que l'espace lui aussi n'est pas réel; l'un et l'autre abolis, la lecture patiente à laquelle se livre le romancier de Dieu, dès lors, n'est plus que le déroulement, dans l'imparfaite concaténation de l'écriture, de la Totalité que Bloy a contemplée dans l'Aleph borgésien de l'Analogie, de l'Identité. Si tout se tient, puisque rien ne peut prétendre être hors de la sphère divine, je, mais tout autant n'importe quel être humain, est au centre du macrocosme dont il n'est pas une partie, ni même le moyeu ptoléméen autour duquel gravite l'univers, mais une portion, mieux, une monade, le miroir en énigme. Il reste ceci, pour Napoléon et pour la multitude de ses inférieurs, qu'on est tous ensemble, des figures de l'Invisible et qu'on ne peut remuer un doigt ni massacrer deux millions d'hommes sans signifier quelque chose qui ne sera manifesté que dans la Vision béatifique.

L’attente apocalyptique du Christ

Déchiffrer les signes de l'irrécusable présence pour en remplir les béances de l'indifférence de ses contemporains, il n'y a qu'un pas entre l'office de la lecture et celui de l'augure, ou plutôt, de la prophétie brûlante, au sens strict du mot, de la révélation qu'est l'Apocalypse. Nous l'avons assez répété, le moment du plus grand abandon est arrivé, celui qui consacre notre misère la plus terrible, celui où même la contemplation de la Croix du Christ nous fait souffrir. Croix d’ailleurs elle-même abandonnée, non plus triomphante comme le Moyen-Age si innocent s’est plu à l’imaginer, mais noire et basse, au centre d’un désert de peur aussi vaste que le monde; non plus lumineuse comme dans les images des enfants, mais accablée sous un ciel sombre que n’éclaire pas même la foudre, l’effrayante Croix de la Déréliction du Fils de Dieu, la Croix de Misère ! Oui, cette époque, la nôtre, ressemble à une autre, celle du Moyen-Age, pleine de ténèbres remplies de dragons et de cérémonies infernales, mais, également, elle ne lui ressemble plus, car le Moyen-Age, c’est d’abord l’agenouillement universel dans l’adoration ou dans la terreur. Les blasphémateurs eux-mêmes étaient à genoux, parce qu’il n’y avait pas d’autre attitude en la présence du Crucifié redoutable qui devait juger tous les hommes [...]. On était toujours à la Mort du Christ et le soleil ne se montrait pas. L’époque du plus grand abandon, l’époque du plus cuisant abandon, du plus douloureux dédain de Dieu, c’est la nôtre puisque Nous voici donc, aujourd’hui, au bord du gouffre, privés de foi et totalement dénués de la faculté de voir, également incapables d’aimer et de comprendre. Un tel abandon, n’est-ce pas légitime espérance que de le voir préfigurer, annoncer un âge nouveau ?: Serait-ce que nous touchons enfin à quelque Solution divine dont le voisinage prodigieux affolerait la boussole humaine ?...

Oui. Et voici que, dans cet obscurcissement du monde déchu de sa place véritable et de son rang, l’attente de Celui par lequel toute chose doit être consommée, Celui dont personne ne connaît le nom, Antichrist ou Paraclet, devient une certitude. Ecoutons, en conclusion de la superbe parabole que Bloy nous dit avoir apprise de la bouche d'Ernest Hello, ces mots: Jésus n’avait obtenu des Juifs que la haine, et quelle haine! Les Chrétiens feront largesse au Paraclet de ce qui est au-delà de la haine. Il est tellement l’Ennemi, tellement l’identique de ce LUCIFER qui fut nommé Prince des Ténèbres, qu’il est à peu près impossible — fût-ce dans l’extase béatifique — de les séparer... Et dans les ténèbres, de nouveau doit éclater le nom maudit: On ne sait pas ce que peut contenir cet interminable champ de mort qui est devenu notre frontière. Toujours est-il que les barbares ne parviennent pas à la franchir. Dieu voudra peut-être que du milieu de tous ces guerriers immobiles surgisse tout à coup l’Exterminateur dont nul ne peut dire si c’est un vivant ou si c’est un mort. Adversaire surnaturel de la Fin des Temps, que Léon Bloy ne commet pas l’erreur d’identifier à tel ou tel personnage de chair, comme par exemple Napoléon; de celui-ci, Bloy écrit: Il n’était donc pas le monstre qu’il aurait fallu pour la guerre intégrale, apocalyptique, avec toute ses conséquences, l’abîme de guerre invoqué par l’abîme de turpitude et ce n’est évidemment pas de ce démon qu’il aura été le précurseur. Et encore, cet Adversaire viendra pour Dieu ou contre Dieu, on n’en sait rien. Mais il sera certainement l’Homme attendu par les bons et les méchants, Missionnaire surnaturel de joie et de désespoir que tant de prophètes ont annoncé, que les cris des bêtes craintives ou féroces ont prévu, aussi bien que [...] la clameur des gouffres ou l’épouvantable exhalaison des charniers, depuis la Désobéissance du Patriarche de l’Humanité. Léon Bloy emprunte même aux prophéties de Mélanie leurs sombres images: Ce sera pendant ce temps que naîtra l’antéchrist, d’une religieuse hébraïque, d’une fausse vierge qui aura communication avec le vieux serpent, le maître de l’impureté [...]; en naissant, il vomira des blasphèmes, il aura des dents; en un mot ce sera le diable incarné.

Et que peut annoncer la venue de l’Adversaire, si ce n’est la venue du Christ, attendue par les gémissantes cohortes des orphelins ? Superbement, Bloy écrit: La fin du siècle, d’ailleurs, est proche. Les écluses des nouveaux destins vont s’ouvrir. Toutes les expériences ont été faites, les futailles de la vieille sagesse humaine sont irréparablement défoncées, on agonise de soif et de nostalgie sous le cadenas des législations sans merci [...], et tous les êtres capables de volonté ou d’adoration implorent à deux genoux l’élargissement divin. Parlant du fils mystérieux de Louis XVI: Ne fallait-il pas aussi qu’il y eût, en l’étrange 19è s., cette préfiguration mystérieuse de QUELQU’UN qui doit, aux temps révolus, se cacher sous l’affreuse guenille des hommes, au ras de leur fange, en plein cloaque de leur purulence ou de leur malice, pour en être mieux outragé, et que les plus viles canailles regarderont avec horreur, en lui disant: "il ne reste plus en toi un atome de la ressemblance de Dieu" jusqu’à l’heure irrévélable où cet étranger fera palpiter les coeurs des morts en criant son NOM ? Bloy s’exclame, toujours plus avide d’une Présence qu’il appelle de toute son âme, se souvenant très probablement des mots de Joseph de Maistre qu'il a beaucoup lu: Mais quand donc se manifestera-t-il enfin, le Dieu vivant, le Dieu adorable de la Crèche et du Calvaire, le Dieu des pauvres soldats qui agonisent dans les tortures, et que personne ne cherche plus ?

Alors, me demandera-t-on, que reste-t-il ?Absolument rien, répond Bloy, que l’Eucharistie dans les Catacombes et l’attente du Libérateur inconnu que le Paraclet doit envoyer, lorsque le sang des suppliciés innombrables et les larmes de quelques élus auront suffisamment nettoyé la terre. Il est évident pour moi que Dieu se prépare à renouveler toutes choses et que l’accomplissement est proche de cette prophétie apocalyptique.

Qu’importe ! son témoignage n’est pas celui d’un homme qui prévoit, mais d’un homme qui voit, qui est seul a voir ce qu’il voit, les yeux fixés sur ce point de l’histoire, l’index tendu, parmi la foule horrible des badauds...

C'est la grandeur de l'écrivain, inséparable du scandale et du silence qui sans tarder vont ériger leur bulle protectrice pour que le contentement des idiots soit assuré, leur trouille ménagée et cultivée comme une délicate orchidée, loin, bien loin des méprisables Cassandre de feu le Nouveau Roman qui tomberaient, si Kierkegaard eût pu goûter l'insipide consommé de leur production, sous le couperet de son ironie: Faute d'une solution à proposer, l'on doit garder le silence. Si l'on se contente de jeter l'alarme, on se livre à une sorte de brillante oisiveté... (Et encore ! Suis-je bête de croire que ces autistes bâtisseurs de Lilliput bègues annoncent quoi que ce soit de neuf puisqu'ils se complaisent au contraire dans les marécages de la redite...), c'est la grandeur de l'écrivain de déchiffrer la Nuit, pour apporter du nouveau, pour délivrer, enfin !, du nouveau, pour que la consolante chaleur dévoratrice de l'inlandsis sur lequel de poussifs arpenteurs ont planté leur morne drapeau dissipe le froid de la nuit désertée.

 

 

 

Entretien avec l'abbé Charles Chossonnery,

exorciste du diocèse de Lyon

Les Brandes, numéro deuxième, mai 1997 : Caïn

 

 

L'innommable du mal dessine à jamais le champ dans lequel la pensée ne pourra pas s'arrêter de penser.

Yves Ledure, "L'impossible figuration du Mal", Le Mal et le Diable Leurs figures à la fin du Moyen-Age, Beauchesne, coll. "Culture et Christianisme" n°4, 1997, p. 266.

 

Je publie ici les réponses à quelques questions auxquelles, naguère, le Père Chossonnery prit, avec une très grande amabilité et patience, le temps de répondre. Ayant égaré l'original de ces questions, elles ont toutes été réécrites de mémoire. Que le Père Chossonnery veuille excuser par avance, les inévitables différences qu'il constatera entre l'original du questionnaire qu'il a lu et cette version publiée; cependant, je pense que l'esprit de mes questions a été respecté, l'essentiel donc.

 

 

Juan Asensio

Et, tout d'abord, Père, dans cette première question qui concerne votre ministère, celui de l'exorcistat, — un parmi les quatre mineurs conférés aux prêtres —, un très rapide pointage historique. Les exorcismes, on le sait, ont d'abord été pratiqués par le Christ, certain épisode célèbre, comme celui des pourceaux de Gérasa (cf. Mc 5, 1-20; Mt 8, 28-34; Lc 8, 26-39) en témoigne; par les apôtres aussi, qui, tout comme le Christ, distinguent parfaitement les deux pouvoirs, celui de l'exorcisme et celui de la guérison des maladies — cette précision, pour les tenanciers d'une réduction du phénomène de possession à celui de maladie. Immédiatement, on comprend que l'exorcisme est avant tout une praxis plus qu'une connaissance purement théorique, peut-être non exempte de quelque complaisance intellectuelle. Très vite, l'exorcisme devient la "marque de fabrique" de la très jeune Église: Justin Martyr, au IIè s., écrit dans son Dialogue avec Tryphon (85, 3) que l'expulsion du Démon est pratiquée par la seule profération du nom du Christ, sous la forme de l'adjuration reprise du symbole de foi "Au nom de Jésus-Christ crucifié sous ponce Pilate": Si vous adjurez [exorkizête] les démons au nom de n'importe lequel des rois [...], ils ne se soumettent pas. Si, au contraire, l'un de vous l'adjure au nom du Dieu d'Abraham, du Dieu d'Isaac et du Dieu de Jacob, il se soumettra [...].Saint Irénée (Adversus Haereses, 2, 6, 2), puis Tertullien (Apologeticum, 23, 4) attestent à leur tour cette puissance du Nom, tandis que le rituel de l'exorcisme s'enrichit de nouveaux gestes, comme celui de l'imposition des mains, de l'exsufflation ou de l'onction avec de l'huile. Très tôt également, on relève l'importance du jeûne. De plus, il ne faut pas oublier qu'à cette époque révolue, le baptême était déjà par lui-même un rituel d'exorcisme élaboré (cf. Cyrille de Jérusalem, Procatechesis, 9), alors que de nos jours celui-ci a presque totalement disparu, étant de plus considéré comme facultatif. A l'origine, le don d'exorcisme est parfaitement charismatique; il n'est ni une fonction, ni un titre, surtout pas une dignité ecclésiastique. Il faut attendre le concile de Laodicée (vers 360), pour qu'apparaisse le premier témoignage d'un statut spécifique des exorcistes. Ensuite, le Rituel Romain (1614) a "codifié" l'exercice très particulier et périlleux de l'exorcisme; resté tel quel jusqu'à une date récente, ce rituel a subi quelques petites modifications en 1926 et en 1952. Enfin, depuis 1990, un nouveau rituel est expérimenté, en toute discrétion, par les prêtres; il est appelé Rituel ad Interim .

La tendance générale, nettement précipitée depuis le XIXè s., on le constate, est donc à la

Charles Chossonnery

Ce ministère a son sens, sa référence, sa légitimité en Jésus-Christ.

Il importe de recadrer et d'interpréter ce ministère actuel. Il est inséré dans une tradition. Et toute tradition digne de ce nom n'est pas un fixisme répétitif mais une vitalité évolutive qui tisse une histoire.

Le ministère actuel ne saurait donc être copie conforme des gestes du Christ mais il s'inspire et découle de l'action, de la parole d'autorité de Jésus-Christ et des pratiques des premiers chrétiens.

Hier comme aujourd'hui, l'exorcisme est livré au Baptême.

Au Baptême, solennellement, on fait profession de foi en Jésus-Christ, au Père, à l'Esprit Saint. On choisit. Donc aussi on élimine. C'est le mal et l'auteur du mal qui est éliminé, solennellement: d'où l'étymologie du mot "exorcisme" que vous soulignez à juste titre. Il s'agit bien d'une adjuration venant de l'autorité divine.

Aux premiers temps de l'Église, cette pratique allait de soi. Les chrétiens, dans la foulée du premier Testament et surtout suite à la mort et à la Résurrection de Jésus-Christ, vainqueur du péché, du mal et de la mort, ont réussi à se démarquer des croyances polythéistes, superstitieuses, magiques, en condensant la victoire du Christ sur un seul opposant: Satan, le Diable. L'existence de Satan comme obstacle pervers à Dieu, à l'homme, au cosmos, allait de soi. Et cela est attesté par de nombreux textes.

Mais tôt ou tard ce qui va de soi se retrouve mais en question par l'évolution de la vie et les influences et pressions extérieures.

C'est ainsi que l'Eglise a dû préciser et sa doctrine et ses pratiques. En dehors de l'Église l'on continuait à donner une trop grande place à Satan. C'est donc à l'occasion de déviances que l'Église redonne son identité: cette première intervention est relativement tardive, d'ailleurs, et locale, elle s'est faite au concile de Braga (Portugal) en 563. L'autre déclaration importante a été faite au IVè concile de Latran en 1215. Les ouvrages Satan de Georges Tavard (Desclée Novalis) et Le Diable, oui ou non de Pascal Thomas (Centurion) donnent ces indications.

Ces positions prises par l'Église sont motivées par la doctrine manichéiste qui faisait de Satan le symétrique de Dieu. Satan n'est pas principe, ni créateur, mais créature sur qui Dieu a pouvoir. Hélas, il existe toujours certains relents manichéistes !

Les rituels codifiés d'exorcisme, comme vous le signalez, arrivent donc bien après ces positions officielles. Et les rituels, l'histoire le dit — et Vatican II l'a bien montré — ne sont pas éternels.

Le rituel en préparation, non encore publié officiellement, n'est pas une réduction des anciens rituels. Je le redis encore: une nouvelle formulation montre que la vie ne peut pas être un automatisme de répétition. On ne peut plus parler du transport comme au temps de la diligence. Attention aux arrière-pensées des fixistes ! Aujourd'hui, officiellement, il est demandé aux prêtres exorcistes d'être en contact avec la médecine et la pensée moderne. S'il en était autrement, que serait le DIALOGUE officiellement pratiqué ?

Juan Asensio

Nombre de nos lecteurs, j'en suis certain, ont à l'esprit certaine scènes éprouvantes de rituels d'exorcisme, tels qu'un film comme L'Exorciste a pu les populariser. Il y a là, bien évidemment, une nette volonté de frapper les imaginations; cependant, la simple lecture de l'ouvrage que le Père Joseph Surin — qui fut l'exorciste officiel du célèbre couvent des Ursulines de Loudun, et plus particulièrement de Mère Jeanne des Anges — rédigea au soir de sa vie donne des frissons (Triomphe de l'Amour divin sur les puissances de l'Enfer, Jérôme Millon, coll. "Atopia", 1990). Rappelons que le Père Surin, considéré par Malley comme l'homme peut-être le plus mystique du XVIIè siècle, sombra dans un déséquilibre mental, à la suite de ses exorcismes, qui jamais toutefois ne lui ôta l'usage de sa raison: il fut interné pendant vingt ans dans le cachot d'une infirmerie, au collège de Bordeaux. Avant que vous ne nous décriviez, mon Père, les modes d'infestation diabolique, détaillons pour nos lecteurs ce que dit le Rituel Romain sur la possession. Tout d'abord, la première consigne donnée à l'exorciste est qu'il ne croie pas facilement à la possession (In primis ne facile credat aliquem a daemonis obsessum esse); la deuxième, que l'exorciste sache quels signes distinguent le possédé de personnes tourmentées par la mélancolie, l'hystérie, l'épilepsie ou toutes autres formes de névroses (Nota habeat ea signa quibus obsessus dignoscitur ab iis qui vel atrabile, vel morbo aliquo laborant); la troisième, sans doute la plus connue du grand public, qui indique trois signes particuliers de la possession: signa autem obsidentis daemonis sunt: 1 — ignota ligna loqui pluribus verbis, vel loquentem intelligere; 2 — distantia et occulta patefacere; 3 — vires supra aetatis seu conditionis naturam ostendere. En bonne traduction française, ces trois signes sont: 1 — l'usage ou l'intelligence d'une langue inconnue; 2 — la connaissance de faits distants ou cachés; 3 — enfin, la manifestation d'une force physique dépassant l'âge ou la condition du sujet.

Charles Chossonnery

En union avec les exorcistes (car nous nous rencontrons et échangeons), je rencontre beaucoup de personnes qui se dirent "possédées", donc privées de leur autonomie par Satan ou un mauvais esprit. Je dis: attention à la surenchère et au simplisme. Il convient d'examiner d'abord si celui qui se dit VICTIME est totalement INNOCENT... Ne peut-on pas ainsi, même si l'on est victime, devenir COMPLICE et même sympathisant du mal et des ses auteurs ? Ne peut-on pas encore, dans un genre de contre-attaque ou de vengeance, devenir AGENT et ACTEUR qui pense, projette, prémédite, exécute une riposte de même nature que celle du mal subi ?

Par analogie avec l'échelle de Richter, il convient de mesurer la gradation des dégâts:

— Ce mal attribué à un agent extra-terrestre, le démon de La Bible et de la Tradition chrétienne ou à un mauvais esprit, n'est-il pas la manifestation de la partie ténébreuse de moi-même ? Saint Paul (Epître aux Romains, 7, 14 et sq.) déplore ne pas pouvoir faire le bien qu'il veut et faire le mal qu'il ne veut pas.

— Ce mal qui m'aliène ne vient-il pas d'un proche, d'un voisin, d'un autre qui a bien les pieds sur terre, avec qui je suis en conflit, ayant mes propres torts ?

— Ce mal ne vient-il pas de l'influence acceptée (et non rejetée) d'un lobby, d'une mafia, d'un snobisme de bas-fonds ?

— Ce mal dépasse-t-il les limites de la perversion humaine connue ? Les tristes exemples d'auteurs de génocides, de tueurs à répétition, de tous ceux qui s'identifient aux législateurs absolus, capables de vouloir DECREER pour refaire un autre monde qu'ils veulent gérer font-ils tout ce mal d'eux-mêmes, ou se réfèrent-ils à Satan, tel que le désigne La Bible et la Tradition chrétienne ? La question se pose et se posera toujours.

En d'autres termes, termes, on peut dire que l'expression "possédé(e) du démon", avant d'être employée avec prudence (parce qu'il met plusieurs réalités différentes à la même enseigne), exige de nombreuses distinctions. Affirmer que l'on n'est plus soi-même relève de différentes situations que l'on peut présenter ainsi:

A — L'Influence.

En famille, en société, de par l'histoire et l'historicité, l'environnement, tout être humain subit des influences plus ou moins fortes, superficielles (la mode) ou profondes, état qui oriente plus ou moins vers l'idolâtrie.

B — La Séduction.

Qui est toujours artificielle, mensongère, voire théâtrale. C'est le poisson qui mord à l'hameçon, au leurre, au mirage. On trompe par flatterie: "Que vous êtes joli ! Que vous me semblez beau". On trompe par l'épouvante, par l'effarouchement qui fragilise, terrorise et diminue jusqu'à l'évacuation du goût et de la raison de vivre. Dire, avec le masque déformant d'une autorité abusive et non fondée: "Tu n'es bon à rien. Tu échoueras. Je t'ai à l'oeil", est une action assassine. Toute menace abusive et théâtrale est homicide.

On trompe avec le vrai: triste et suprême habilité qui consiste à suréclairer un aspect de la vérité et de laisser dans l'obscurité ses autres aspects. Ce procédé est attesté dans l'Evangile: le démon tente Jésus à partir de l'ECRITURE ! C'est ainsi que saint Paul pouvait dire que Satan est ange de lumière. Comme l'ambiguïté est une composante du réel, il est facile, par ruse, de "trafiquer" n'importe quoi.

C — L'Accaparement.

L'occupation du champ de la conscience par un malaise, un manque, une défection, etc. Ceci conduit à l'obsession, à l'idée fixe, lancinante... et donc à la maladie.

D — L'Infestation.

Qui est présence d'un "virus" d'ordre psychologique ou éthique: cet état est du ressort des habitudes, de "l'habitus", du péché plus ou moins grave. C'est garder le ver dans le fruit.

E — L'état second.

Constaté surtout suite à des expériences présomptueuses de spiritisme. Cet état qui part d'une avidité de faire des exploits ou des prouesses peut aller jusqu'à la volonté de franchir les limites du réel connu (par exemple, le dialogue avec les défunts) et conduire à la GNOSE: la connaissance ABSOLUE... Or, peut-on saisir l'insaisissable ? Une expérience d'état second, une modification d'état de conscience (drogue, manipulation mentale, lavage de cerveau) laissent traces et séquelles longues à se résorber.

F — L'Incorporation.

... dont on parle beaucoup, et pas toujours selon la sagesse et la rigueur scientifiques ! Des auteurs sérieux (ainsi Anne Ancelin-Schützenberger dans Aïe mes aïeux ! parlant de fantômes, d'impression d'être habité par un autre) méritent une analyse: je cite, Ce ne sont pas les trépassés qui viennent nous hanter mais les lacunes laissées en nous par les secrets des autres (L'Ecorce et le Noyau d'Abraham Nicolas et Török Marie, Aubier Flammarion, p. 429) Peut-être y a-t-il aussi dans cette prétendue incorporation un certain attrait pour la métamorphose...

G — La Possession.

Qui elle aussi a son "échelle de Richter":

— Il se peut qu'un jour de découragement (prières non exaucées), que quelqu'un, par dépit ou colère, se tourne vers Satan... comme l'on change de fournisseur lorsqu'il n'a pas donné satisfaction. Cette attitude peut engendre un trouble et une culpabilisation: pourquoi ? Parce que appeler et invoquer c'est, d'une certaine manière, donner une consistance, une impression de réalité. Comme le dit l'adage: "Il suffit d'y croire pour que ce soit vrai..." En réalité, le démon n'est pas venu pour autant, automatiquement. Mais l'appel déviant a créé dans la subjectivité une impression illusoire: il faut s'en dégager par le sacrement de réconciliation.

—"Dis-moi qui tu fréquentes et je te dirai qui tu es." Si l'on fréquente un sujet pervers, si l'on mise d'une façon ou d'une autre sur les capacités de l'Ennemi de Dieu, il s'ensuit toujours un malaise.

— Vient après la cas où l'on "vendrait son âme au Diable" par un acte signé de son propre sang et où l'on participerait à une liturgie type "messe noire", laquelle est la copie invertie et subvertie du culte chrétien, allant parfois jusqu'à comprendre un meurtre ou des transgressions sexuelles. Un tel degré de perversion relève de l'ETHIQUE, d'un orgueil absurde, au plus bas degré. Ce genre d'état est clandestin, dangereux. C'est la rivalité mimétique de l'autorité divine. Une telle perversion dont le lieu se situe dans l'esprit, dans ce qu'il a de plus noble, rejoint ce que disent les Ecritures et la Tradition à propos de Satan. Comment en dire plus ? Le lien entre un esprit humain et une conscience extra-terrestre, ni divine ni humaine, ne supporte qu'une "subjectivité approchée" pour employer un terme de Bachelard. Ici, la foi, la confiance en Dieu qui est Vie, Bonheur, Bonté, Beauté, Bien, est plus important que le savoir scientifique, philosophique, qui est insaisissable. "Veillez et priez", dit Jésus, ce qui en dit long !

Vous parlez de Loudun. Le P. de Certeau a fort bien traité de la question. Je vous renvoie à son ouvrage: Les Possédés de Loudun ainsi qu'à La Fable Mystique.

Les critères de possession, connaissance et parler de langues étrangères, la voyance extralucide, la force herculéenne, ne sont plus aujourd'hui retenus comme ils l'ont été autrefois. Le principal critère est la HAINE, la VIOLENCE aveugle, l'orgueil démentiel de vouloir se constituer comme législateur absolu et néo-créateur, le crime subversif. Le péché contre le Saint-Esprit qui est mensonge à soi-même et qui ne va pas sans la trahison de soi.

Juan Asensio

Vous devez sans doute le constater bien plus évidemment que quiconque, mon Père: il y a actuellement, dans nos sociétés, une vogue d'un satanisme que nous pourrions qualifier de "bon-enfant" — dessins animés, films, etc. —, qui ne serait qu'amusant s'il n'était, d'abord, fondamentalement dangereux, s'il n'était que la partie visible d'un fond bourbeux: je songe à ses odieux crimes rituels, — le plus célèbre est celui de la compagne de Roman Polanski, Sharon Tate, par le très médiatique Charles Manson —, à ces profanations de sépulture qui naguère ont défrayé la chronique en juin 1996 à Toulon, à l'assassinat d'un prêtre, récemment, en Alsace. Je pourrais encore mentionner, comme signe d'une évidente banalisation du satanisme — voire institutionnalisation — les très célèbres "églises" anglo-saxonnes, L'Eglise de Satan d'Anton La Vey, Le Temple de Set fondé par Michael Aquino (lequel rompit avec son maître, La Vey, en 1975), mouvements influencés par une grande figure du satanisme contemporain, Aleister Crowley (1875-1947), lequel fréquenta l'Ordre hermétique de la Golden Dawn (fondé en 1888 par deux médecins maçons ), avant de créer, en 1910, l'Ordo Templi Orientis (O.T.O.). Comme le dit l'adage, l'arbre cache la forêt, car, derrière ces grands massif d'un satanisme qui a pignon sur rue, se tapit une pléthore de groupuscules, une confuse nébuleuse d'individus interlopes (à ce sujet, peut-être faut-il remarquer que cette "vaporisation" du culte de Satan ne fait que mimer — car le Démon n'est que le "singe de Dieu", selon Tertullien — la profusion des sectes d'inspiration plus ou moins catholique). Quelles raisons donner à cette montée en puissance du satanisme ? Faut-il écrire, avec Michel de Certeau (voir son article intitulé "L'altérité diabolique", dans Etudes, mars 1975, p. 409): Toujours est-il qu'aujourd'hui une certaine résurgence du "satanisme" est liée au déclin des idéologies, des philosophies et des religions, c'est-à-dire des grands repères symboliques. La vacuité qui s'ensuit et, partant, la multiplication des "militants sans cause" constituent une prédisposition pour entendre "l'appel de Satan".

Charles Chossonnery

Cette recrudescence est indéniable. A cause du désarroi actuel. Pourquoi ce retour à Satan ? Parce que, pour une par de l'humanité, Satan, qu'il soit figure mythique ou entité mensongère toujours cachée, est intéressant et utile: hélas, c'est un fait!

Face aux échecs scandaleux, au mal polymorphe, face aux énigmes non encore résolues et toujours débattues, face à l'ambiguïté, l'ambivalence, les hommes s'interrogent. La morosité aidant, comme aussi, hélas, la "délectation morose", autrement dit l'intérêt porté au "sang à la une", fait que beaucoup rejettent un Dieu parfait, juste, bon... Ou bien ils mettent l'origine du mal en Dieu même (Janus à deux têtes), ou bien ils orientent leurs recherches vers un "ailleurs"..., un substitut, l'anti-Dieu du Judéo-christianisme. Satan alors, qu'il soit traité comme figure mythique ou comme "entité entre Dieu et l'homme", peut être pris en considération, voire honoré, voire adoré et pourvu d'une toute-puissance. Il fonctionne alors, et il fait fonctionner la vie... il devient support de rechange... ! "Quand on n'est pas content de son fournisseur, on s'adresse à son rival d'en face !", c'est ainsi que l'on parle de la beauté du Diable, du Diable dans la musique, du Diable promoteur de la liberté et du progrès, caution de la transgression et de toutes les escapades perverses: pour légitimer une profanation de cimetière, on se réfère au Diable, ce qui donne une certaine noblesse à la transgression et à la perversité. Le Prince de ce monde tel qu'on en parle dans l'Ecriture est alors le Prince des bas-fonds du monde.

A propos de l'Église de Satan en Californie, le fondateur auquel vous faites allusion a précisément voulu mettre en valeur un substitut à tout ce qu'il conteste et rejette, Dieu, l'ordre social. Très vite il y eut dans cette "Eglise" des dissensions, puis un déclin. Il faut savoir que le principal tenant de cette institution est à 10% un anticonformiste violent et à 90% un "père tranquille" sachant se couler dans la société! Pour que "l'Eglise de Satan" soit reconnue comme Eglise aux U.S.A, il fallait bien qu'elle respecte l'ordre établi. Habile manoeuvre, et cas typique où un beau rôle est donné à Satan, comme pour relever un défi et se faire une place honorable dans l'Histoire.

La recrudescence du satanisme vient du désarroi actuel: elle durera tant que les grandes mutations en cours n'auront pas trouvé leur équilibre, leur homéostasie. Elle est fortement alimentée — comme dans le commerce et le libéralisme — par un "besoin de consommation": on veut sortir de la réalité trop prosaïque pour connaître des impressions inédites, fortes, la connaissance de l'inconnu ! Il se trouve que les demandeurs trouvent des offrants... qui fassent de la publicité (il y a alors comme une réversibilité causes-effets). Les médias ont une énorme responsabilité... Immense problème... Que de fausses réponses données à de vraies questions ! Peut-on honorer un désir légitime par n'importe quel substitut ou n'importe quelle illusion ?

Juan Asensio

Ma dernière question va tenter de cerner quelque peu le mystère final auquel toute réflexion chrétienne sur le Mal se trouve confronté, je veux parler de Satan. A vos yeux, mon père, qu'est-ce qui se cache derrière ce nom commun — le "satan" des Hébreux est un "accusateur", comme il apparaît dans le quatrième chapitre de Zacharie — devenu nom propre — ce long et complexe processus de cristallisation par et autour d'un nom est analysé par un bon ouvrage de vulgarisation de Bernard Teyssèdre, La naissance du Diable, Albin Michel, 1985. Faut-il parler, à propos du Démon, d'un symbole ou, beaucoup moins, d'une simple image commodément inventée pour évoquer le "mystère d'iniquité" dont parle Paul, à moins qu'il ne nous faille nous contenter de cette prudence craintive dont témoigne l'ouvrage de Pascal Thomas (pseudonyme) intitulé Le Diable, oui ou non ? (Centurion, 1989), ou de la non-réponse donnée par certains philosophes à la question de l'existence du Diable (voir par exemple l'article d'Antoine Vergote intitulé "Anthropologie du diable: l'homme séduit et en proie aux puissances ténébreuses", Figures du Démoniaque hier et aujourd'hui, Facultés universitaires de Louvain, Bruxelles, 1992) ? Faut-il même, à l'exemple de l'ouvrage de Herbert Haag intitulé Liquidation du Diable (DDB, coll. "Méditations théologiques", 1971), affirmer la caducité théologique du Mauvais en écrivant, par exemple: Satan est la personnification du mal, du péché. A chaque passage du Nouveau Testament où survient Satan ou le diable, nous pourrions tout aussi bien mettre à la place "le péché" ou "le mal". La personnification sert seulement à rendre plus clair et plus impressionnant ce dont il s'agit ? (op. cit., p.66). D'ailleurs, cette dernière phrase soulève la difficulté, redoutable pour celui qui essaie de concevoir ce que pourrait être une "personne" du Diable, de forger des outils de langage capables de rendre compte de l'innommable et de l'ireprésentable: faut-il parler, avec le cardinal Joseph Ratzinger, (voir l'extrait de son article paru dans la revue Christus, n° 168, octobre 1995) d'une "non-personne" du Démon, se caractérisant par les qualités adverses et opposées à celles qui président à l'instauration de la personne (le partage, la communication, le don, l'amour, etc.) ? Faut-il, avec Jean-Luc Marion (dans son superbe article intitulé "Le Mal en personne", qui demeure, à mon sens, l'effort le plus soutenu d'un philosophe qui pense le Mal dans sa logique délétère, Prolégomènes à la Charité, La Différence), tenter d'évoquer le paradoxe absolu d'une "accrétion" de la matière mauvaise autour du noyau absent d'une "personne" qui serait, bien que vide ontologique, une entité angéliquement perverse, indéfinissable et inconnaissable pour la seule raison, un peu comme le titre d'une nouvelle de Joseph Conrad le donne à voir, Coeur des Ténèbres, qui par son oxymore concilie chair et mal ?

Charles Chossonnery

Prêtre catholique, je fais crédit à la Révélation biblique et à la Tradition chrétienne qui donnent des noms (Satan, Démon, Diable) à l'Adversaire de Dieu, à celui de l'Homme, à celui de l'ordre du monde. En cela l'une et l'autre laissent entendre qu'il n'y a pas d'effets sans causes, que le mal suppose un malin, la perversion un pervers, etc. C'est laisser entendre qu'une intelligence (même si elle n'est pas définie avec précision) d'ordre angélique (même si un flou caractérise la notion d'ange), pense, prémédite, organise le mal sous toutes ses formes. Ceci dit, dans la fidélité et le respect de la Révélation et de la Tradition, il faut constater que la métaphore est employée chez les croyants comme chez les incroyants: quand Jésus dit à saint Pierre, "Retire-toi, Satan", il emploie cette métaphore, puisque, en toute rigueur épistémologique, saint Pierre n'est évidemment pas le démon !

Affirmer l'existence de Satan comme entité relève de la FOI. Celle-ci n'est pas une connaissance, un savoir absolu. La foi est créance à une Parole donnée par une autorité qui est de l'ordre de la Transcendance. Elle n'est pas la gnose qui est recherche acharnée du fin fond du réel ! Or, ce fin fond est insaisissable, et les réponses données, dans leur multiplicité, ne résolvent pas l'énigme du mal par quelque formule ou équation. Quand on a admis la limite de la recherche scientifique et philosophique, est-ce que la foi nous permet d'aller plus loin que la science exacte ou la philosophie ? Je dis ceci: il n'est pas irrationnel de penser que le mal, que la décréation poussés à leur paroxysme émanent non pas seulement des forces cosmiques ou d'états psychologiques. Il n'est pas irrationnel d'admettre qu'une intelligence, non réductible à la personne humaine, mais se situant ENTRE, dans ce "quelque part" hors de nos catégories de représentation, soit responsable de tous les dégâts que nous constatons expérimentalement.

 

Otto Dix, Le Crâne

Sur quelques poèmes de Georg Trakl

Les Brandes, numéro troisième, décembre 1997 : la mort de Dieu

 

Automne: progression noire à l'orée de la forêt; minute de destruction muette; aux aguets, le front du lépreux sous l'arbre nu. Soir depuis longtemps passé, qui sombre maintenant sur les degrés de mousse; novembre. Une cloche sonne et le berger mène au village un troupeau de chevaux noirs et rouges. Sous les noisetiers, le chasseur vert vide un gibier. Ses mains fument de sang et l'ombre de la bête soupire dans le feuillage au-dessus des yeux de l'homme, brune et taciturne; la forêt. Corneilles qui se dispersent; trois. Leur vol ressemble à une sonate, plein d'accords fanés et de tristesse virile; sans bruit se dissout un nuage d'or. Près du moulin, les garçons allument un feu. Flamme est le frère du plus blême et celui-ci rit enfoui dans sa chevelure pourpre; ou bien c'est le lieu d'un crime, et un chemin passe auprès. Les épines-vinettes ont disparu, à longueur d'année cela rêve dans l'air de plomb sous les pins; peur, obscurité verte, le gargouillement d'un noyé: de l'étang étoilé, le pêcheur sort un grand poisson noir, visage plein de cruauté et d'égarement. Les voix des roseaux, d'hommes en querelle devant lui, il traverse, bercé par sa barque rouge, les eaux glacées de l'automne, vivant dans les sombres légendes de sa race, et les yeux de pierre ouverts sur des nuits et des terreurs de vierge. Le mal.

Quoi te force à t'immobiliser sur les marches délabrées, dans la maison de tes pères ? Noirceur de plomb. Que portes-tu à tes yeux, de ta main d'argent; et tes paupières tombent comme ivres de pavot ? Mais à travers le mur de pierre tu vois le ciel étoilé, la Voie lactée, Saturne; rouge. Furieusement contre le mur de pierre frappe l'arbre nu. Toi sur les marches délabrées: arbre, étoile, pierre ! Toi, bête bleue qui tremble en silence; toi, le prêtre blême qui l'égorge sur l'autel noir. O ton sourire dans l'arbre, triste et mauvais, au point qu'un enfant blêmit dans son sommeil. Une flamme rouge a jailli et un phalène s'y brûla. O la flûte de la lumière; O la flûte de la mort. Quoi te força à t'immobiliser sur les marches délabrées, dans la maison de tes pères ? En bas, un ange frappe à la porte d'un doigt de cristal.

O l'enfer du sommeil; ruelle sombre, jardinet brun. Doucement sonne dans le soir bleu la forme de la morte. De petites fleurs vertes voltigent autour d'elle et son visage l'a quittée. Ou bien il se penche, blêmi, sur le front froid du meurtrier dans l'ombre du vestibule; adoration, flamme pourpre de la volupté; mourant, le dormeur tomba, par-dessus les marches noires, dans l'obscurité.

Quelqu'un t'a quitté à la croix des chemins, et tu regardes longuement en arrière. Pas argentés dans l'ombre des petits pommiers rabougris. Pourpre, l'éclat du fruit dans les branchages noirs, et dans l'herbe mue le serpent. O ! l'obscurité; la sueur qui paraît sur le front glacé et les rêves tristes dans le vin, à l'auberge de village sous les poutres noires de fumée. Toi, encore lieu sauvage, dont la magie change en îles roses les nuées brunes du tabac et qui tire des profondeurs le cri sauvage d'un griffon, quand il chasse autour de noirs écueils au milieu de la mer, de la tempête, de la glace. Toi, métal vert et visage de feu au-dedans, qui veut partir et chanter les temps sombres de la colline aux ossements et la chute flamboyante de l'ange. O ! désespoir, qui avec un cri muet tombe à genoux.

Un mort te visite. De son coeur s'épanche le sang que lui-même a fait couler, et dans le sourcil noir niche un instant indicible; sombre rencontre. Toi — une lune pourpre, quand l'autre apparaît dans l'ombre verte de l'olivier. Le suit une nuit impérissable.

Métamorphose du Mal

 

Né en 1887, Georg Trakl est mort le 3 novembre 1914, d'une paralysie cardiaque due à l'absorption de cocaïne.

Qui peut-il avoir été ?

Rainer-Maria Rilke à propos de Trakl, Lettre de 1915 à Ludwig von Ficker

O horror ! horror ! horror ! Tongue, nor heart,

Cannot conceive nor name thee !

Macbeth, II, 3, 61-62.

Toutes nos références sont empruntées au recueil de poèmes de Trakl donné par Marc Petit et Jean-Claude Schneider, chez Gallimard, coll. Poésie, 1990: Crépuscule et Déclin suivi de Sébastien en Rêve.

étamorphose du Mal a été écrit en septembre 1913, et appartient au recueil Sébastien en Rêve. Ce poème est une plongée dans l'obscurité, dans le désespoir qu'une lettre de l'auteur datée du mois de juin de la même année laisse éclater: Dieu, juste une étincelle de joie pure, et l'on serait préservé — un peu d'amour, et l'on serait sauvé; ce poème en même temps annonce les visions à venir, les sombres rêves, les choses si terribles du mois de novembre: Oui, mon ami, ma vie s'est trouvée indiciblement brisée en quelques jours et il ne reste qu'une souffrance sans mots à laquelle même l'amertume est interdite. Cette souffrance qui ne peut se dire, cet indicible, le poème en est la conjuration et le miroir secrètement et impudiquement tourmenté, car il naît de cela: du vide de la page blanche laborieusement fécondé chez Mallarmé, de la voix tue mais à nouveau éprise de chanter chez Bonnefoy, du Mal qu'il faut dire, qu'il faut écrire, qu'il faut chanter chez Trakl selon une exigence première et absolue, et douloureuse incroyablement. Car le Mal ne se dit pas; car, tout comme le bonheur, le malheur n'a pas d'histoire. Rimbaud, retour de ses visions, sait bien que le poète crève de son bondissement par les choses inouïes et innommables (Lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871), mais qu'importe car, inlassablement, le poète doit parler, l'écrivain écrire, dire, comme Trakl, L'humanité placée devant les gueules du Feu (L'humanité), les épées noires du mensonge (Limbes), et tous les maux, et toutes les peines, et l'oubli de Dieu, et sa présence au sein même du plus grand Mal. On connaît l'interrogation tragique du "philosopher après Auschwitz" telle qu'Adorno la posa: comment écrire, comment griffonner sur une innocente page blanche alors que le Mal qui s'est déchaîné a paraphé cette même page — et la conscience des hommes — à tout jamais du sceau de l'horreur absolue ? Paul Celan, grand poète, a choisi d'écrire, mais il s'est suicidé; Georg Trakl qui n'a pas connu l'abomination des camps d'extermination mais celle de la première guerre mondiale, lui aussi, a écrit, mais il s'est — probablement — suicidé. C'est qu'il y a donc une charge de Mal qui est irrévocablement condamnée à ne pouvoir être dite ou écrite; c'est qu'il y donc une parousie diabolique irrévocablement damnée, un excès du négatif dont la noirceur, dont l'opacité résiste impérativement à l'éclaircissement que commande la parole ?

Si le Bien présente au lecteur un visage harmonieux, le Mal, lui, c'est une caricature qu'il nous offre, où différents éléments juxtaposés à la diable essaient de copier la proportion d'une belle face: chez Trakl, le Mal est multiple et, s'il est clairement pointé au travers de manifestations spécifiques (nous en donnons quelques unes: l'inceste, la folie, la nuit, etc.), c'est d'abord son indéfinition extrême qui le caractérise: nous le verrons, le Mal, visible absolument dans toute la Création, pourtant résiste formidablement à toute tentative d'énonciation. Certes, sont présents dans les écrits du poète les anges déchus et leur chef, Satan, mais leur apparition, pour inquiétante qu'elle est — voir ainsi Crépuscule d'Hiver —, paraît mineure dans l'économie de l'oeuvre. Ce qui se donne immédiatement à celui qui ouvre pour la première fois tel recueil de poésies de Trakl, c'est une vision sombre, crépusculaire, entre chien et loup: c'est à la brune que vont se tisser lourdement les vapeurs du Mal. Ainsi, Sur des îles, le soir, s'éveillent des murmures (Rêve du Mal). Lourde calamité d'une obscurité qui, pour distiller son venin, devient matière, pesanteur, ennui palpable: dans De Profundis, trois fois l'expression il y a ouvre la peinture d'un paysage de cauchemar — Il y a un champ d'éteules dans lequel tombe une pluie noire. Il y a un arbre brun qui est là, solitaire. Il y a un vent frouant qui cerne des huttes vides. En quelque sorte, le poète pose sur sa toile une couche épaisse et lourde de noire, il étale pâteusement les ténèbres dans une phrase à verbe de sémantisme vide, qui, dans l'angoisse d'une notation incapable de procéder à une synthèse spatiale, à une mise en perspective du décor, évoque cette indicible présence du non-être dont parle Emmanuel Lévinas, qu'il nomme justement "l'il y a". L'endroit est brun et désolé, le soir, L'air traversé de puanteurs horribles (Banlieue sous le Foehn): souvent la nuit, très souvent l'obscurité tombante — car l'entre-deux, plus que la nuit profonde, est le lieu d'élection des forces mauvaises: une lueur qui se meurt favorise les louches rodages — s'emplit d'une description de la pourriture, que celle-ci soit réelle — ruine, délabrement, ordure — ou métaphorique — maladie, dégénérescence, déclin d'une race, folie. Ainsi des vents glacés geignent dans l'obscurité tandis que montent sans bruit les rats et que les suivent avec leur odeur horrible Les exhalaisons des latrines (Les Rats). Dans la mare verte luit la pourriture (Petit Concerto), car inévitablement la lueur phosphorique fait sur le poète glisser chaudement l'haleine lascive, le souffle de ruine (Ruine) qu'il faut pourtant ressentir, qu'il faut pourtant humer avec un haut-le-coeur, avec le coeur — et peut-être l'âme aussi — qui est près de vous tomber des lèvres encore tremblantes d'avoir osé s'ouvrir à la pourriture. On ne sait d'ailleurs ce qui est premier: est-ce le paysage fantomatique et nauséeux qui infiltre les corps affaiblis, mourant dans une crispation muette ? Ou sont-ce ces corps fétides qui font se lèprer les murs ? Corps décomposé glissant à travers la chambre pourrie (Chants du Rosaire), ou bien Des ossements luisent au travers des murs en ruine (Misère de l'Homme), ou bien encore D'hôpitaux emplis confusément de cris de fièvre et de blasphèmes. Un squelette sort du caveau, gris et pourri. (Trois regards dans une Opale); peu importe en fin de compte ce qui, dans cet univers miné par la misère, est le premier agent d'infection: lorsque tout a sombré dans le bain sirupeux de la lèpre, dans le marais profond de la pourriture innommable, qu'importe aux ombres qui hantent le décor de savoir si les rats énormes qui les frôlent sont moins malades que leur propre corps en lambeaux de miséreux ? Probablement le sont-ils moins, car jamais on n'a vu de rat sombrer dans cette maladie si terriblement humaine, pour laquelle il n'existe aucune mesure prophylactique, à moins que l'on ne considère que l'asile où l'on emmure les déments ne soit aussi efficace qu'une active campagne de dératisation. Folie qui est peut-être le dernier masque que choisit de porter la pourriture, la dégénérescence, laquelle fascine Trakl: et sur le garçon pesait la malédiction d'une race dégénérée lit-on dans le grand poème en prose intitulé Rêve et Folie et, dans Le Soir, la ville Où froide et mauvaise Habite une race en décomposition, car, si parfois la folie se revêt chez Trakl d'une miraculeuse innocence — Le front rêve les couleurs de Dieu, Sent les ailes douces de la folie. (Murmuré pendant l'après-midi) —, ce n'est là que lumineuse exception: beaucoup plus nombreuses sont les occurrences associant folie et maladie, dégénérescence et mort — lorsque celle-ci n'est pas simplement l'annulation imminente de la vie, Le corps de la femme enceinte, un chien est venu crever devant sa chambre (Au Village) —: Le fou est mort est-il simplement noté dans Psaume, tandis que le frère sacré , plongé dans les doux accords de la folie, est allé sous les branches pourries, près des murs pleins de lèpre (Hélian), et que, nous dit le narrateur, comme je descendais le sentier rocheux, la folie m'empoigna et je criai haut dans la nuit (Révélation et Anéantissement): et alors parle une voix, celle du suicide, qui commande l'acte impérieux, tue-toi ! (ibid.). Lombroso, s'il avait connu l'oeuvre de Trakl, de quel terrain d'expérimentation n'eut-il pas disposé là, sans doute plus fiable que la farfelue assise scientifique de ses théories, ainsi que Max Nordau méditant sur la décadence ! Un petit détour par la biographie du poète n'est pour une fois pas ridicule puisque, éloquente jusqu'à l'écoeurement, la vie de Georg Trakl se nourrit d'expériences maudites; et je ne sais si Rimbaud, ce grand voyant sombré dans l'ennui du Harare, est allé, comme on dit, aussi loin que son cadet d'outre-Rhin qui pourtant n'a point théorisé l'encrapulement, le dérèglement systématique de tous les sens, et la culture sur son visage du chancre; écoutons cette confidence de Trakl, qui affirme Je vis entre la fièvre et l'évanouissement dans des chambres ensoleillées où il fait un froid indicible. Etranges frissons de métamorphose, ressentis dans mon corps à la limite du supportable, visions de ténèbres avec la certitude d'être mort, extases jusqu'à fixité de pierre. (Lettre de février 1913).

Nuit, pourriture — Comme tout ce qui devient semble malade ! (Printemps serein) —, maladie, déclin, folie et mort — L'heure de notre mort, l'ombre d'Azraël Assombrissant un petit jardin brun (Chants du Rosaire): voici quelques-unes des manifestations du démoniaque dans l'oeuvre de Georg Trakl. Pour importantes qu'elles sont, elles peuvent encore être dites, c'est-à-dire exorcisées, chantées, magnifiées par la force et la beauté du verbe poétique. Est-ce, alors, vraiment le démoniaque, ou celui-ci n'est-il pas plutôt cet enfermement subi, plus rarement voulu, le plus terrible pour l'écrivain, puisqu'il est l'in-pace du muet, qu'il plonge celui qui a pour désir d'écrire dans le mutisme sans parole proférable de l'idiot — ce mot, idiôté, au sens premier du terme, l'isolé, le muré ? Il est une expérience beaucoup plus torturante du Mal, beaucoup plus perverse et sadique que la seule peinture d'un monde livré au Démon, celle, douloureuse entre toutes, angoissante entre toutes, de l'indicible, du non-dit; non pas l'ineffable, parole qui se donne dans l'entière exhalaison de son silence plénier, non: seulement l'indicible, ce qui résiste et se cache, et résiste parce qu'il se cache, le secret sans importance, mais dont la diabolique faconde est justement de s'en prêter un, le noeud insignifiant d'obscure fumée condensée dans un geste de retrait qui déjà est mensonge et lâcheté, qui déjà est refus catégorique, fin de non-recevoir de la parole humaine confiante dans sa généreuse amitié. Abordons le mutisme dans le poème de Trakl par le biais de l'inceste. Sans doute le poète, très jeune, a commis celui-ci avec sa soeur Grete, de cinq ans plus jeune, qui se suicidera, devenue toxicomane sous l'influence de son frère, en 1917. Inceste qui n'est pas, à proprement dire, un thème lancinant dans les poèmes de Trakl: même pas un thème, plutôt un motif secret, comme cette bête dans la jungle qui a été le sujet d'une superbe nouvelle d'Henri James, motif que rien ne laisse deviner, sinon la notation, toujours parcellaire et repliée sur son ombre protectrice, de la relation éminente entre le frère et la soeur. Frère et soeur s'aperçoivent en tremblant (Rêve du Mal), ou parfois, moins, bien moins, c'est la mention de celle qui est appelée simplement la soeur, étrangement mise en danger par les mauvais rêves de quelqu'un (Psaume), auréolée frauduleusement par l'automne et la pourriture noire (Paix et Silence), qui converse avec des ombres (Lieu près de la forêt). Rainer-Maria Rilke a fait à propos de l'écriture du poème Hélian une remarque pertinente qui vaut à l'évidence pour la présence "en creux" de l'inceste: celui-ci est pour ainsi dire construit sur ses silences. Quelques clôtures entourant l'infinie non-parole: voilà à quoi ressemblent ces vers-là (Lettre de Rilke de 1915 à L. von Ficker).

Chanter le Mal donc, en faire éclater les innombrables figures, les tentatrices métamorphoses, en dévoiler les visages grotesques, en ouvrir les gueules qui se nourrissent des contradictions les plus franches — Toi, bête bleue qui tremble en silence; toi, le prêtre blême qui l'égorge sur l'autel noir (Métamorphose du Mal), O la flûte de la lumière; O la flûte de la mort (Ibid.). Chanter le Mal encore, c'est en faire une fleur, et qu'importe si la poésie, de Baudelaire à De Boschère, se repaît de cette nauséabonde et putride beauté: c'est faire que puisse, une seule fois, parler le misérable, parler le meurtrier, le condamné, l'idiot et le fou. Ainsi grâce à Trakl, grâce à Faulkner, c'est faire mentir, ne serait-ce qu'une unique seconde à jamais dévorée par les ténèbres rugissantes, la prééminence fatale du "bruit et de la fureur" chère à Shakespeare — it is a tale told by an idiot, full of sound and fury, Signifying nothing (Macbeth, V, 5, 26-28). Car l'idiot, le mendiant, le muet, ce n'est bien sûr que la claire préfiguration de la vérité, de la faiblesse exquises de la vérité, de la beauté, dont le poème le plus abouti n'est que l'empreinte impérissable mais fragile, si le poète est celui qui a pour charge de recueillir un mot, une parole, cette parole d'amour qui se perd dans le buisson noir (Au Village), une parole et un mot qu'il faut aller chercher jusqu'au plus profond des gouffres — ad in inferno damnatos extendebat caritatem suam, disait je crois saint Dominique —, celui du Mal qui triomphe avec la mort, avec le déclin, avec le noir qui s'installe dans le ciel, avec la folie, avec la guerre (voir le magnifique poème Grodek, le dernier qu'écrivit Trakl); mais celui aussi du silence, autre gouffre inexploré, malgré les tentatives de quelques-uns, Rimbaud, Rilke, Artaud, Blanchot, peut-être le plus terrifiant pour le poète, peut-être celui qui accomplit — qui mène jusqu'à son accomplissement — tous les artifices du Démon, pourtant Prince du langage, dans une assomption inversée de la Parole: le mutisme... le mutisme prodigieux, le silence engloutissant, premier-né du Mal, avide comme d'un corps à vider de la plus profonde fosse où engloutir le cadavre ressucé mille fois de la Parole ! Parole qui chez Trakl est toujours arrachée au substrat sans parole, roche aride et noire sans aucune veine où puiser une eau limpide. Ainsi de la répétition du mot mutisme, qui très étrangement est personnifié: Un mutisme habite les cimes noires des arbres (En Hiver), et encore, Puissant est le mutisme dans la pierre (Chant de Nuit), ou Une caverne noire est notre mutisme (A l'enfant Elis). La parole fait défaut à la bouche du poète: Ta parole rouge scella l'enténèbrement de l'ami (De nuit ), à la bouche également de l'homme, à la bouche de l'humanité, puisque saigne en silence dans une obscure caverne l'humanité privée de voix (Aux voix opprimées). L'indicible n'est pas l'ineffable, le mutisme n'est pas le silence: il y a donc dans ce manque que ressent le poète, une éminente privation, une privation ontologique puisqu'elle touche au "fonds" des choses — l'Ungrund de Jacob Bœhme —, une privation surnaturelle puisqu'elle semble affecter Dieu même, Dieu muet (Hélian): ainsi de ce vers terrible, consacrant la déréliction du Christ, Muets, au-dessus du Calvaire, s'ouvrent les yeux d'or de Dieu (Psaume). Dieu indicible, au-dessous de la parole, aussi pauvre soit-elle, et non plus, comme dans la tradition apophatique développée par Grégoire de Nysse, ineffable, c'est-à-dire au-dessus, au-delà de la parole, bien que Trakl, à moins que ce ne soit là qu'approximation de traduction, parle parfois d'un Dieu indicible, Tout cela si indicible, ô Dieu, qu'on tombe à genoux, bouleversé (En chemin), sans aucune connotation cette fois péjorative. Chanter le Mal donc, malgré l'absence qui s'inscrit en chaque parole —misère de l'écriture —, malgré le vide qui est le Mal, bien que celui-ci offre aux yeux stupéfaits son décor grotesque — misère du Mal, de ce qu'il faut chanter. N'est-ce pas plus simple de chanter le Bien alors, si le Mal n'est finalement que pur non-être que le langage ne peut dire, si ce n'est par des images qui sans doute n'atteignent que la fausse apparence de cette chose -car quel autre nom donner au Mal ? Satan ? — toute gonflée du vent de l'illusion moqueuse ?

Où est le Bien dans la poésie désespérée de Georg Trakl ? N'est-ce point déjà un abus insupportable de langue, une cruelle blague que de prétendre qu'il puisse même s'y trouver, s'en trouver, cerné par l'obscurité cherchant qui dévorer, l'ayant d'ailleurs à coup sûr fait depuis des lustres, avant que ne se lève les premiers mots du poète ? Où est le Bien ? et qu'est-il ? et, à l'identique du Mal qui ne peut se proférer, sommes-nous assurés qu'il puisse s'écrire, alors que nous avons vu qu'il échappe à la tentative d'énonciation du poète -car, comme la parole fait défaut à Trakl, n'est-il pas bien évident que la Parole, que le Verbe eux aussi vont se retraire ? Disons-le, le Bien est réellement présent dans l'oeuvre du poète: Dieu bien sûr, nous l'avons vu, encore que son intrusion dans le poème ne soit absolument le signe plénier du triomphe de sa présence. Comme le Dieu de sainte Thérèse de Lisieux, celui de Trakl emprunte une "petite voie", laquelle parfois s'engouffre dans de très ombres et inquiétants paysages. L'innocence aussi, ou plutôt le regret de cette dernière: Oeil d'or de l'origine, patience obscure de la fin (An), ou bien L'or des jours est écoulé, Les teintes brunes et bleues du soir: Tues, les douces flûtes du berger (Rondeau), O notre paradis perdu s'exclame encore Trakl dans Psaume. La présence admirable d'anges -du Bien certes, mais également de la Révolte et de la Chute. La certitude du triomphe de la lumière qui clôt certains poèmes, ajoutant à des vers et des vers de noirceur démoniaque le frêle distique de l'espérance: Dans les taillis des noisetiers Bruirent à nouveau des anges de cristal (De profundis), ou En vérité ! Je serai toujours au milieu de vous. O bouche ! qui frémit dans le saule d'argent. (Printemps serein), et cette clôture -qui est ouverture- du poème Un soir d'hiver: Alors s'allument dans une clarté pure Sur la table pain et vin. Ce dernier exemple nous conduit à la figure la plus purement opposée aux forces de la Nuit: le Christ. Le Christ, oui, malgré ce que pense à ce propos Robert Rovini (in Georg Trakl, Seghers, coll. "Poètes d'aujourd'hui", 1964, p. 94): C'est bien la misère de l'homme qui est au fond et au premier plan de cette poésie, sa misère absolue, irrévocable, son abandon de créature à la création, son agonie infiniment recommencée sous les outrages du monde. Mais poète chrétien, Trakl ne l'est pas, ni surtout poète «christique». Cela est faux; beaucoup plus nuancé est l'avis d'Adrien Finck (in Poèmes Majeurs de Trakl, Aubier, coll. "Domaine allemand", 1993, p. 31), qui écrit: Si l'héritage chrétien de Trakl est lié à ses origines, si l'inquiétude spirituelle et éthique est indubitable, marquée d'un vif sentiment de culpabilité (les interprètes ont pu rapprocher le poète de Dostoïevski), le "christianisme" de Trakl reste singulier, en dehors de toute institution, et le langage de l'oeuvre pose le problème de la fixation du sens. Même si le Christ de Trakl n'est guère du côté de la confiture sulpicienne et de sa pâmoisive fadeur, Il est bel et bien présent dans l'oeuvre du poète: indirectement, la Face douloureuse paraît lorsque le poète évoque tel épisode de la vie du Fils de l'homme —comme celui de la Cène, cf. Humanité, celui de la Passion, cf. Sébastien en Rêve — ou tel geste accompli par un inconnu, à l'évidente intention christique — L'homme de la terre dans ses mains pures porte pain et vin (Hélian). Directement, et alors le Christ apparaît au milieu des prodiges tramés par son adversaire, Satan: c'est que le Christ de Trakl n'est pas la ridicule effigie de cireuse dilection que railleront Bloy, Péguy ou Bernanos, c'est le Christ aux outrages de De Groux, c'est le Christ noir de Grünewald, c'est le Christ raillé de Bosch, mais ce n'est pas le Christ mort de Holbein le Jeune. La tête noire du Sauveur dans l'arbuste épineux (Au village), Ses yeux ronds et doré paissent dans le crépuscule Et son coeur est avide de l'époux céleste (De Profundis). Il n'est pas vrai, malgré ce que nous avons écrit plus haut et ces mots de Rovini (Georg Trakl, p. 90) qui parle, au sujet de la poétique négative de Trakl, de transcendance du néant , il n'est pas vrai que notre poète, véritable chantre du Mal, abandonne l'homme, son frère douloureux, aux hordes du Mal. Je crois bien, au contraire, pardonnez-moi cette sentence impie, que, comme saint Paul, Trakl s'est voulu et s'est fait anathème et séparé du Christ, afin de sauver un seul — c'est là toute l'humanité ! — être de chair. Ce n'est plus là la séparation prônée par Rimbaud — de la morale, de la société, de la vie, de la littérature même —, celle du génie certes, mais du génie monstrueux du plus flamboyant égoïsme. C'est la séparation, pourtant radicale, pourtant désespérée, plus radicale et plus désespérée que celle du Voyant de Charleville, qui est partage cependant, qui est consolation, qui est témoignage de la plus haute flamme de la parole, du plus pur martyre de l'homme et du poète fraternel qu'est Georg Trakl, la plus sereine mais la plus angoissée, la plus lumineuse immolation du chant de l'écrivain. Un étonnant témoignage oral consigné dans le journal de Karl Röck à la date du 27 juin 1912, qui part d'une critique véhémente de l'égoïsme de Goethe, parvient jusqu'à la plus irrécusable mise en demeure de l'exigence poétique: pourquoi des poètes, puisqu'il y a le Christ et les Evangiles ? (in Poèmes Majeurs, op. cit., p. 21). Paradoxalement, c'est Trakl lui-même qui donne la réponse la plus lumineuse: Sentiment éprouvé à des moments où l'existence ressemble à la mort: tous les hommes sont dignes d'amour. Tu te réveilles et ressens l'amertume du monde; là est ta faute irrédimée; ton poème, une imparfaite expiation. Gardons toujours à l'esprit que Trakl aurait dit cette parole d'une témérité surnaturelle: Je n'ai pas le droit de me soustraire à l'enfer (rapportée par H. Limbach, Erinnerung an Georg Trakl, p. 117). Chanter le Mal est donc cette tâche inhumaine, mais la plus humaine, si, dans la contemplation du cauchemar assez de lumière peut être trouvée et rapportée du Royaume des Ombres, afin d'éclaircir la toile crépusculaire du poème désormais rédimé, désormais assez maître de sa voix pour que l'engloutissement de celle-ci, son annulation, son étouffement, ne puissent en faire trembler le timbre ou, s'il est vrai et certain qu'ils le font, ne puissent alors le conduire au silence irrévocable, à la nuit impérissable sur laquelle se ferme le chant de Georg Trakl, englouti irrémédiablement dans la Ténèbre, mais pourtant né d'elle, scintillant dans la noirceur immense comme le fanal, fragile mais à jamais droit, comme le filet d'une voix qui ne peut se taire, écrivant en septembre 1912:

Humanité

L'humanité placée devant les gueules du feu,

Un roulement de tambour, fronts des sombres guerriers,

Marches à travers des brouillards de sang; le fer noir retentit;

Désespoir, nuit dans des cerveaux tristes:

Ici l'ombre d'Eve, chasse et argent rouge.

Nuées que la lumière transperce, la Cène.

Un doux silence habite pain et vin

Et eux sont réunis au nombre de douze.

Ils crient, la nuit, dans le sommeil sous des branches d'olivier;

Saint Thomas plonge la main dans la plaie.

 

 

Bernanos, la guerre, Satan ;

la critique, Satan de nouveau

Les Brandes, numéro quatrième, mai 1998 : Georges Bernanos

 

La guerre est le père de toutes choses et le roi de toutes choses; de quelques-uns elle a fait des dieux, de quelques-uns des hommes; des uns des esclaves; des autres des hommes libres.

Héraclite d'Ephèse, fragment 53.

 

Il faudrait méditer des années avant d'oser écrire une seule ligne sur Georges Bernanos. Il faudrait oublier le monde comme Rancé sa maîtresse décapitée, et, dans la nuit d'une haute retraite, lire inlassablement l'oeuvre, et surtout, oui, et surtout, l'aimer, c'est-à-dire la servir, témoigner pour elle — qu'importe même que le lecteur infatigable, le guette le séduisant danger de l'hermétisme pointé par le grand critique qu'était Claude-Edmonde Magny. Pas de vieillarde vénération, croyez-le bien, pas d'excessif attendrissement dans cette attitude, engluée comme une mouche dans le miel de l'esthétisme, plutôt de la concentration: car, une fois terminée cette lecture improbable, le trappiste exégète, comme un Zarathoustra moderne redescendu de sa montagne, lâcherait sur le monde estomaqué l’élixir corrosif de sa colossale imprécation, tout le venin de ce moût exotique saturé des alcools de De Maistre, Barbey, Bloy, Hello, Péguy. Nul doute sur l'issue de l'épanchement: le monde imbécile, le monde vain, le monde immonde — mundus, la raclure urbaine — s'évanouirait comme le chat fantasque Cheshire, dans le dégonflement sardonique d'un mauvais rire. Mais le temps, ce Saturne qui dévore manifestement l'Occident qui l'a pourtant inventé, et l'urgence même de son accélération mystérieuse, foudroyante, qui précède sans doute quelque craquement inédit de notre monde — eût dit le mendiant ingrat —, nous jettent dans le flot. Buvons donc la tasse ! Avec rage, précipités dans le claquement salé des déchirures de la tragique modernité — pas de retraite, non, car Bernanos méprisait le genre cabotin esthète illustré par Gide ou France; mais tenir, comme l'autre, le pas gagné—, contemplant dans les colonnes de l'angoisse ouvertes sous nos coeurs des amers d'irrévélable nouveauté, avec colère buvons oui, buvons la tasse du présent !, engorgeons-nous jusqu'au haut-le-coeur du précieux liquide déposé dans le calice des hommes creux, des hommes sans foi, des hommes vieux qui ne croient plus à rien, dont la joie monstrueuse du Rien a déserté même les coeurs vides. Des hommes de paille, qui n'ont pas besoin de sondage pour savoir que tous les vins ont coulé, et que le tigre splendide de l'espérance a fait un bond dont l'empan l'a éloigné radicalement de notre cage, déserte et sale comme un lendemain de festin. Et que le souvenir du dresseur magnifique — car quel homme autre que Lui savait utiliser la douce puissance de Sa voix plutôt que le fouet bégayant du barbare ? —, oublié des yeux les plus fous, vibre quelque part comme l'arc d'une douleur sans nom, corde un instant frôlée par les zébrures félines de la Joie inimaginable, enfuie depuis, elle aussi, encalminée sur les sables de la misère des hommes comme le tronc pourri de l'Arbre de Vie. Mais la beauté également, on l'a trouvée amère... cela n'est rien: maléfique même, pour celui qui, engagé volontaire au 6è régiment de dragons, l'a vue patauger avec la sueur et le sang des soldats dans la boue infecte des tranchées, trouer le ciel noir — le ciel immense et vide qui s'étend sur les champs de la bataille des hommes comme le drap inaccessible de la fraternité refusée, abolie — telle des explosions froides de haine qui illumineront aussi d'autres ténèbres: l'âme de Donissan, soldat de Dieu, pataugeant jusqu'au cou dans la boue du Péché.

Il en aura fallu, des badigeons de pâle teinture, pour refaire à l'infidèle garce — cette beauté minaudière et mystérieuse comme une houri, infidèle comme elle d'ailleurs — une figure présentable, avec les louchées généreuses des vivandiers de l'Arrière qui mirent, pour l'occasion, les bouchées doubles: pas question d'envisager les 35 heures pour cette espèce-là de forcenés, gueules noires du compromis, galériens du lieu-commun ! Il en aura fallu des épaisseurs de médiocrité, pour que la catin, défaite comme après un sabbat de soudards huns, qu'on protège et vénère pourtant avec une mine fanatique d'eunuque gardien de mille vestales, n'entende pas autour de son nid les hurlements des morts tombés, des morts trahis, des morts deux fois tués donc. Oui, il en aura fallu des emplâtres de mensonges, pour faire dire aux mots ce qu'ils ne pouvaient plus dire à moins de provoquer le vomissement des étoiles, ce qu'ils ne pouvaient plus articuler sans que les peuples aveugles qui sont au-dessous de la terre ne se lèvent comme l'armée sépulcrale d'Ezéchiel, horrifiés par une injustice aussi infamante, délibérée, presque vivante comme une dague traîtresse. Bernanos, comme Bloy, a entendu l'appel tragique des morts oubliés, tombés pour l'honneur des mufles, sacrifiés pour la digestion des assis, le bonheur des rampants, ce cri amer des inconnus résonner dans le gueuloir du vide, glacer d'épouvante les arbres décharnés de la nuit: Alors, oh ! alors il se passa une chose terrible. Du sein de ce paysage inconnu, enseveli dans les ténèbres, s'éleva un sanglot humain traduisant une douleur inexprimable. Ce sanglot, c'est pour Bloy l'appel désespéré de la France; nul doute qu'il a été pour Bernanos celui-là même des hommes — ses compagnons, l'image charnelle de la France — à la vue des charniers qui allaient asseoir inébranlablement les piliers monumentaux du 20è siècle pour l'édification de télégraphiques Babel de sang. Ce sont là les fées — les sorcières plutôt, évoquées comme les apparitions qui tentent Macbeth sur les landes de la peur — ayant assisté la naissance difficile de Sous le soleil de Satan, premier roman de Bernanos, ô combien né, selon la banale redite, de la guerre, à vrai dire ruisselant tout entier du sang de sa mère monstrueuse: notre civilisation sans Dieu.

Qu'on me parle alors d'espoir, de joie de la sainteté, même périlleuse et athlétique, douloureuse comme celle du curé d'Ars: on prend, on le voit, mille précautions pour faire passer la sottise, ou de la maladresse et du ridicule de la figure de Satan, de son investiture maquignonne (Claudel dans une lettre célèbre et, plus timidement, mauvais point décerné par la critique au cancre insigne), que sais-je ?, de tous ces quarterons d'analyses, prétentieuses lettres mortes pour premier de la classe d'Hypokhâgne, de tous ces édulcoeurements à l'adresse des fesse-Mathieux de l'interprétation normalienne, sulpicienne — la même très rigoureusement. Rien n'y fait, non, rien, les commentateurs sont aveugles, ils ne voient pas les massacres du passé et ceux qui rampent à présent sous nos yeux lassés par le spectacle dépassé de l'horreur; ils n'entendent pas qu'un hoquet de terreur plus abominable encore que le premier est sorti une deuxième fois de la bouche prophétique, toute proche d'être sanglée par la terre, Monsieur Ouine, roman de la terre justement qui ne sait plus comment recouvrir ses morts, les empêcher de contaminer les vivants, de fermenter dans les léproseries de l'ennui. On cherche, dans cette oeuvre funèbre, apocalyptique au sens véritable du mot, dont notre siècle n'a probablement pas saisi toute la vérité prophétique, de l'espérance, de la lumière, sans s'aviser que les deux romans, comme deux plantes immenses barrant la compréhension de notre époque — ainsi l'arbre contemplé en songe par le roi Nabuchodonosor occultait-il le visible —, procèdent de la même racine, à l'étroit (angustia) dans la terre orde, ravagée.

Comprenez-moi bien: je ne prétends pas que nulle lumière ne jaillit de ces oeuvres, — c'est le contraire, c'est exactement le contraire: Ces prophètes de malheur [Bloy et Bernanos] écrivent sous la dictée de la petite fille Espérance !, dit ainsi Pierre-Robert Leclercq, et Bernanos est un homme qui désespère de tout, sauf de l'espérance dit Michel Dard —, et je serais fou, stupide d'affirmer que la noirceur règne en idole incontestée sur la terre boueuse de l'Artois, et insémine comme d'une ligne de basse ténébreuse le miserere romanesque qu'est l'histoire du village de Fenouille. Je dis tout bêtement ceci: cette joie, cette espérance, cette lumière, certes réelles, nous demeurent néanmoins incompréhensibles, et encore, elles nous le demeureront. Elles le resteront, non parce qu'elles sont le fruit captieux de quelque procédé de tartufe littérature, (ce contentement des porcs sollersiens dont il faudrait percer le chiffre éroticoglyphique), mais parce qu'elles sont comme le sel de l'expérience folle qu'est la guerre, rendu à sa puissance de fertilisation par une parole, non pas née de la guerre, mais, littéralement, informée par elle, nourrie par son suc: comment les assis que nous sommes auraient-ils seulement l'intuition de ce qu'il y là, plongé dans l'athanor qui a broyé le suc de millions d'hommes puis extrait comme une coulée ruisselante d'invincible étrangeté ? C'est qu'elle a, cette parole toute simple, su, par une alchimie mystérieuse, transformer l'inquiétante présence de celle à quoi la guerre est dédiée — la Mort bien sûr —, en un tout autre, la Vie, elle-même absolument différente du quotidien insignifiant, l'espace, en quelque sorte, d'où émergera une écriture fécondée, immortelle puisque mutante: Tout ce qu'on peut tuer de l'homme c'est sa chair. On ne peut pas tuer sa voix, dit ainsi Faulkner dans un roman consacré au premier conflit mondial, Parabole. Ecoutons Teilhard de Chardin — que Bernanos n'aimait guère, peu importe — affirmer que le front n'est pas seulement la nappe ardente où se révèlent et se neutralisent les énergies contraires accumulées dans les masses ennemies. Il est encore un lieu de Vie particulière à laquelle participent seuls ceux qui se risquent jusqu'à lui et aussi longtemps seulement qu'ils restent en lui... Oui, certaines lettres de Bernanos témoignent elles aussi de cet étrange, de ce miraculeux retournement, tout entier placé sous la lumière de Dieu, qui désormais obombera la misère des hommes, puisque Sub pennis ejus sperabis... Scapulis suis obumbrabit tibi: «Il nous couvrira de son ombre.» D'autres lettres font part encore de l'impression irrécusable qu'a eu Bernanos de s'ouvrir corps et âme à l'onirique éminence d'une paix surnaturelle, comme ces mots en témoignent, incipit d'une lettre magnifique: Quelle singulière nuit je viens de passer [...] !

La guerre, la grande guerre, la première guerre, événement décisif de l'histoire du XXè siècle selon Jan Patocka, mortier putride avec lequel les vainqueurs allaient consolider la voûte friable de leur aberrante cécité, le premier conflit mondial, limite dans l'histoire du monde selon Bernanos, cette guerre colossale qui est la nouveauté absolue d'une horreur mécanique mise à nue, cette guerre que le romancier comprend dans son caractère éminemment malicieux, et, avec une fois de plus, Léon Bloy, dans sa parodique et simiesque démesure. Cette évidence encore, toujours certifiée par l'expérience du front, que de ce monde la matière est détruite, permettent paradoxalement l'émergence d'une folle certitude, non pas à rebours de la guerre et comme son contraire grimaçant, mais visage véritable de celle-ci: le sentiment puissant d'une plénitude de sens, qui demeure pourtant difficile à formuler, qui finit par s'emparer de l'homme du front, peut-être même une solidarité des ébranlés étendue indiciblement jusqu'au royaume des morts, jusqu'à celui, hermétiquement fermé sur son propre mutisme, des damnés. Que l'on ne s'étonne point alors, si Donissan est un saint dont la stature est à dix mille lieues d'une angélique image d'Epinal — pardon, de Voragine. Que l'on ne s'étonne pas si le saint de l'angoisse est, selon cette idée d'une solidarité surnaturelle, infiniment plus proche, dans sa tragique vision du péché sordide, du Mal, de Mouchette la meurtrière, que d'une poularde confite onctueusement sotte à force d'être angéliquement pure. Que l'on ne s'étonne pas que Steeny, dans la parole supérieurement séductrice du podagre Ouine, entende telle voix, presqu'immédiatement reconnue, familière, lui susurrer les paroles avides de la mort, du Mal, du Néant, ronronnement monotone qu'on pourrait imaginer à notre tour: Savez-vous, jeune homme, quelle joie délicieuse, savoureuse... J'oserais dire... réellement apaisante, un homme comme moi peut trouver, certes pas dans la tentation, bête machine des lâches, mais dans le seul — et, je crois bien, définitif — repos de la volonté ? On ne sait plus qui parle, le murmure incessant se mêle aux bruits du monde, il est peut-être la voix elle-même de ce monde, que Bernanos a su écouter, l'oreille collée sur la terre grasse des champs de bataille, il est peut-être, plus secrètement encore, la voix obscure, séduisante comme un beau serpent sifflant, parlant au coeur du combattant — Perds ta vie ! Perds-là !... A quoi bon ?... Oui, gagne la mort...

— «Alors quoi ?, me répond mon douloureux universitaire, qui a écouté cette longue tirade avec un sourire; certes, l'exorde est passable, reprend-il, bien que longue et confuse, même, sans doute, un brin pompeuse — forcément, lorsqu'on lâche Bloy, c'est bien là l'ennui, on peut être sûr qu'il ne restera pas en cage, l'animal ! Mais... pardonnez-moi mon cher, que diable voulez-vous dire, par quelle idée réellement inédite comptez-vous nous en imposer, quelle est, si vous m'autorisez cette inoffensive taquinerie, votre thèse ? C'est que... pour le déroulement logique de l'exposé, pardon, quel désordre poétique, je ne vois là guère de méthode... pas de méthode du tout même, nous sommes en pleine cotonnade romantique ! Toutefois, c'est sans importance, un peu de désordre, dans l'écriture d'un étudiant somme toute fort équilibré — banal même, sauf excuse — cela est, comme le disent les adultes avec une pointe de jobarde envie, assez... (voyons, je crains de vous froisser, on est tellement susceptible à votre âge, tout frémissant encore des illusions qu'un travail sérieux et, ma foi, tout aussi légitime qu'un autre qui vous paraît sans doute plus aventureux, se dépêchera bien vite de mater)... assez... adorable, oui, adorablement naïf, mais passons. Bernanos alors, homme de colère ? Mais oui !, c'est évident, pas besoin de lire Milner, Estève, Bush ou Gille, Pierre ou Paul et qui d'autre encore, pour le comprendre; pensiez-vous qu'un enfant de choeur eut osé, comme l'auteur de La grande peur, certaine embardée de bolide sur le carrefour suisse des bien-pensants ? D'accord: messieurs les gendarmes, diligemment expédiés sur les lieux du crime, ont vite fait d'inviter le prévenu à exécuter quelque contredanse, mais l'ennui, c'est qu'ils n'ont toujours pas pu, à l'heure où je vous parle, identifier formellement la nature de l'engin, alors... Bernanos, homme de l'espérance ? Oui. Oui et encore oui. Qui proclame le contraire, que je lui lance, comme Lu... — que je vous passe la référence ? Bien, mais... quelle culture, cher ! — mon encrier à la figure ? Et qu'on ne vienne surtout pas me seriner, avec une voix de cancre déloyal, la tentation du désespoir par ci, la paroisse morte par là, je ne sais quel triste saint tout bourrelé d'amertume surnaturelle, tombé de son pâle calendrier tout droit dans le chaudron de Messire le Diable. Eh !, que me chantez-vous donc, celui-là, plus que le chancelier Claudel, un peu essoufflé lorsqu'il s'agit de monter un escalier autre que celui de ses clinquantes décorations, est le bonhomme de l'espoir, comme Blanchot celui du secret (au fait, puisque vous m'avez l'air merveilleusement renseigné, vit-il encore ? Oui ? Ouf ! C'est que j'avais cru le contraire... son silence vous comprenez, une discrétion vraiment admirable, mais quelque peu travaillée, hum... louche n'est-ce pas ?). Poursuivons, car ce n'est pas tout, le bougre est coriace, un peu hérétique non ?, c'est d'ailleurs une constante de cette espèce-là, reconnue par l'Eglise, piquée depuis comme une vieille chienne un peu lubrique par le vétérinaire des âmes. Bernanos, écrivain de la colère qui est pourtant, et aussi mystérieusement qu'on le souhaitera, aussi paradoxalement que la bosse du philosophe danois vous l'aura suggéré (Crénom, une lacune ? Je vous tiens !) l'écume de son invincible espoir ? Bien sûr, mais que croyez-vous donc, nous ne sommes pas des sots ! Et puis, baste-là: je vous accorde tout, absolument tout, tout ce que vous voudrez, l'hypothèse la plus folle, la conjoncture la plus inédite, la symbolique la plus érudite, la contradiction la plus flagrante... tout, vous dis-je, que voulez-vous donc de plus ? Je veux même, — voyez comme je comprends votre vision de Bernanos, et comme vous vous trompez en faisant de notre belle corporation des stakhanovistes clonés —, aller très profond dans les ténèbres, creuser le Mal (qui sait, m'y délecter sans doute un peu, je m'effaroucherais de plus !) en tenant par la main ce grand enfant seul qu'est Donissan; et puis sonder sur cette plaie immense qu'a faite le Péché, toutes les bizarres agglomérations de parasites accrochées là comme un bidonville de tiques, enivrées par la puanteur qui monte du puits, devenir (mais oui !) l'entomologiste savant de tous les chancres de notre monde étrange, le collectionneur impartial de tous les pauvres monstres relevés par la douce pitié de notre tératologue écrivain... Oui, si ça vous chante, je suis prêt à faire du très banal citoyen Bernanos un modèle gracquien de complexité infinie, avec tout le tralala des contradictions assumées, etc. Je vous donne ma parole, Gordius n'y trouverait plus son noeud ! Alors ?»

... écrire... écrire... et parler toujours... aux mots secs ajouter la couche rugueuse d'autres mots secs, attirance de la poussière... culte glacial des catacombes!... seule oeuvre pharaonique tenant en haleine des générations entières de critiques, écholalie qui provigne comme un sarment de désert, paroles sèches comme des crânes de sphinx, sereine et énigmatique ponte du rien, à l'aise dans... l'obscure pressentiment que là l'esprit se meurt, rongé doucement, aux attaques minuscules des termites du vide. C'est le visage creux qui lève sur moi les yeux fascinants de la mort, ce commentaire infini qui tombe dans le trou sans fond de la parole, qui continue de dévider dans sa chute l'écheveau des mots — des mots ! des mots ! des mots ! —, cruel tête-à-tête, mâchonnement avare du vieillard qui croit vivre encore — il s'économise, il économise la vie, il économise même la mort- avachi dans le souterrain puant de Babel, souriant comme un visage d'idiot posé sur les entrailles sonores de la Tour splendide... Les mots, les mots, tant de mots, entassés dans les silos de l'érudition... Ce ne sont que des mots... Malédiction ! L'homme ne serait-il donc qu'une bouche intarissable, une salive continuellement féconde ? Mais se taire est un autre renoncement, plus perfide encore, face au miroitement subtile, enchanteur comme l'eau secrète d'une source, de l'oeuvre sur laquelle on a déposé déjà le glacis, l'inlandsis du commentaire (minutieux, précis, complexe, dans l'enchevêtrement de ses coursives piranèses, comme l'architecture minuscule et intérieure d'une coquille de noix...). Vivre alors ? Sans doute... Vivre, oui... mais que faire d'une course, même dangereuse comme une randonnée nocturne sur les carrières du risque, si ne l'informe le cordon de la prose ? Qu'importe ! les petites dents, les dents minuscules, les dents minuscules et gourmandes, acérées comme les pointes de la faune bizarre (il y a là tout un monde étrange, c'est scientifiquement prouvé, un véritable écosystème: des murènes ingénues tapies dans leur trou, furtives carnassières agitées par le rêve épileptique du Grand Oeuvre; des éponges dubitatives, qui filtrent chaque micron des courants immenses et invisibles, leur corps mou étiré comme des vers ascètes par la clarté de la surface improbable comme une légende; d'errantes baleines — rumination placide des Léviathan songeurs — inquiètes lorsque les crocs de quelque squale fou zèbrent l'obscurité comme un météore enragé, à la poursuite d'un morceau dédaigné par ses congénères; d'homochromiques bestioles des profondeurs — pour celles-là, nul inventaire n'a encore été tenté — occupés comme de très sérieux caméléons à d'imitatives tâches, mimétiques clones de chaque pouce du fond changeant; d'orthodoxes processions de langoustes recueillies comme des pèlerins très pieux; et, tout en bas de cet océan contenu dans une page, le glissement aveugle des vastes créatures sur les fosses inconnues, leurs cerveaux remplis d'images incompréhensibles et lourdes comme de graves mystères) qui évolue dans les grandes eaux du rêve de Bernanos, continuent de trancher, couper, mastiquer et recrachent le tout: car la critique, car l'intelligence c'est, ce me semble, le temps du DRAME DE LA PENSEE, disait Vigny dans Chatterton comme l'autarcique circuit des ordures, régénère tout ce qu'elle trouve, mais n'avale rien, puisque son estomac supporte seulement les pansements bouillis du consensus, les lavements de l'inconsistance, synonyme précieux de...

Alors ?... Alors il est temps de lire l'oeuvre de Bernanos comme on cherche un visage. Comme on lit un visage. Comme on le contemple, dans un même regard d'amour, oui: car lui seul ne coupe pas, ne tronçonne pas ce qui demeure insécable, harmonieux, un. Dans une même vision révélante qui n'opposerait pas à l'obscurité la lumière: au mystérieux désespoir qui souvent assaillait le romancier, le confort prétendu de sa foi, ou, à l'impossibilité tragique d'écrire, l'évidence irrécusable d'une oeuvre née pourtant de cette impossibilité, etc. Loin des trop rassurantes oppositions, des stériles contradictions érigées comme les tropes de la complexe modernité du romancier, il est temps enfin, il est grand temps de contempler l'oeuvre de Bernanos comme on contemple, comme on comprend une icône: non point dans la bovine prostration du fanatique enclavé à son idole, ce braillard janissaire fulminant les bulles d'une excommunication de fond d'amphithéâtre; non plus dans le morcellement d'un de ces monstrueux visages chers à Francis Bacon, mais dans l'émerveillement confiant de l'enfant face à... un autre enfant, pourquoi pas ? L'oeuvre de Bernanos, une icône oui, c'est-à-dire un visage, saisi dans la pleine révélation de sa beauté humaine — et pourtant plus qu'humaine —, dans l'éclat de sa grandeur prophétique — et pourtant humble comme un mendiant.

A quoi bon ? Je sais bien sûr que la critique va continuer de hacher menu — et moi-même, que fais-je d'autre ?...

... L'inconstance,

écrivons, écrivons, pressons-nous de charger le blanc de la page, vice atroce de la véloce production, giration des mots froids autour de l'astre livide, levé sur l'horizon maigre du pays d'Artois comme une aube exsangue, avare...

 

De l'inconstance de Satan: ambiguïté fondamentale de la manifestation du diabolique dans Sous le soleil de Satan

I — De l'inconstance

Cette inconstance a été popularisée par l'idéologie baroque de l'amour; elle a formé un couple dramatique, au sens premier de ce mot, avec son antonyme, la constance. Celle-ci, tout comme son contraire, est formée sur le latin constantia, qui a très tôt perdu son sens chrétien de fermeté d'âme, pour ne plus conserver que celui, habituel depuis, de permanence. L'inconstance désigne ainsi une instabilité, une mutabilité, une manifestation labile de l'Etre — ou sans doute, proposition équivalente, un surgissement du non-Etre — puisque ce qui est inconstant, c'est bien, comme le Diable déguisé en maquignon, ce qui ne peut rester debout — la constance impliquant au contraire l'état de ce qui se tient debout: cum (ensemble) + stare (état, station). C'est cette inconstance, déjà largement popularisée par l'abondante littérature démonologique du haut Moyen-Age, que Pierre De Lancre choisira pour analyser les manifestations de Satan, tentant de l'étudier dans son très célèbre manuel, le Tableau de l'inconstance des mauvais Anges et Démons. Nous retrouvons dans ce manuel, rédigé à partir de l'expérience personnelle du juge dans le pays basque du Labourd, les caractéristiques sommaires que nous avons données de l'inconstance. Elle est tout d'abord dramatique, puisque sa manifestation, en cela l'ancêtre des grandes représentations publiques que seront au XVIIè siècle les possessions de Loudun, est rendue possible par le fait que le monde est un théâtre où le Diable joue une infinité de divers et dissemblables personnages. L'auteur s'attache ensuite à illustrer diversement cette inconstance de Satan, en insistant toutefois sur une particularité de celle-ci, comprise comme fausseté, tromperie, incertitude, illusion, déception et imposture, peu importe que cette dernière soit déguisement, voiles et masques de toutes sorte, ou bien formes difformes: le Diable, toujours sur le point de choir — comme l'enveloppe vide qu'est le maquignon, animée de grotesques contorsions: littéralement, cadavre (de cadere) — ne peut qu'imiter cela qu'il n'a pas, car il est le singe de l'Etre, le funambule de Dieu. L'inconstance est donc mauvaise, maligne; elle est la parure moirée, perversement bariolée, sous laquelle il faut reconnaître une seule volonté, changeante et mobile comme le jeu de la lumière sur les vagues du pays basque, absolument constante toutefois, c'est son infernal paradoxe: le diable ôte le poids et la fermeté aux choses qu'il a en son pouvoir, et surtout aux âmes qu'il possède, et les entretient toujours en inconstance, mouvement et légèreté pernicieuse. Et De Lancre, fasciné par son sujet, de multiplier les comparaisons entre l'instabilité de la manifestation du Démon et celle des choses: ainsi, s'il est dit que Satan tomba des cieux comme la foudre ou l'éclair dans La Bible (Isaïe, 14, 12), c'est que la foudre n'est rien autre chose que le symbole ou hiéroglyphe de son inconstance; ou bien, Les saints Pères appellent les Diables aereas potestates: n'est-ce pas pour montrer leur instabilité ? car qu'y a-t-il plus léger, vite et mouvant que l'air. L'inconstance, le domaine du Diable; la constance donc, celle de Dieu, de l'Etre stable, puisqu'elle ne doit être attribuée qu'au bien faire.

II — De l'inconstance de Satan lors de sa rencontre avec Donissan:

Définition/Indéfinition. Familiarité/Inquiétude

Cette inconstance satanique se manifeste dans notre roman dès avant la rencontre entre le maquignon et Donissan; on constate ainsi que, selon Mouchette, le Démon, qu'elle n'a pas encore reconnu comme tel puisqu'il ne se manifeste que par une rumeur qui roule (98), est homme et bête (id.), tandis que pour le saint de Lumbres, il est une mystérieuse présence (146), sorte de joie furtive, insaisissable, comme venue du dehors, rapide, assidue, presque importune (145). Au terme d'une marche dans la nuit qui est une véritable errance au sein d'une obscurité et d'un paysage infernaux, Donissan rencontre son adversaire, Satan. Pour l'abbé Donissan, l'extrême mobilité des yeux du maquignon peut exprimer aussi bien la joie que le mépris (183), tandis que la puissance de Satan provient pour une grande part de la facilité surnaturelle qu'il a de tromper le monde, de glisser indifféremment d'un état à l'autre, sans que jamais nous ne puissions définir son être propre: ainsi est-il ange ou démon (267). Une telle inconstance, sommairement traduite par le balancement du ou entre deux états — ou du tantôt, comme on le voit page 167: C'est sans doute un petit homme, fort vif, tantôt à droite, tantôt à gauche, devant, derrière —, ne peut totalement échapper au reproche, mainte fois exprimer par la critique au sujet du Soleil de Satan, à la tentation du manichéisme. Il est vrai que Bernanos retrouve dans cette oeuvre quelque peu de l'accent d'un Baudelaire écrivant il y a, dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l'une vers Dieu, l'autre vers Satan. Pour le romancier, chacun de nous [...] est tour à tour, de quelque manière, un criminel ou un saint, tantôt porté vers le bien, non par une judicieuse approximation de ses avantages, mais clairement et singulièrement par un élan de tout l'être, [...] tantôt tourmenté du goût mystérieux de l'avilissement, de la délectation au goût de cendre, le vertige de l'animalité, son incompréhensible nostalgie (221).

Lors de la rencontre entre Donissan et le maquignon, deux modalités de l'inconstance se dégagent: un premier couple, celui qui oppose la définition à son contraire, un second, qui oppose la familiarité à l'inquiétude. Du côté de la définition, ces quelques termes, qui renvoient explicitement au domaine de la personne humaine: adversaire (176), garçon (168), compagnon (id.), ennemi (176), marcheur (id.), maquignon (174), petit homme (167), bourreau (174), lutteur (178), ou rude Samaritain (171). D'autres renvoient au contraire au domaine de l'indéfinition: une première série de termes évoquent ce qui n'est pas humain, comme monstre (179), créature (178); une seconde emploie des termes imprécis qui évoquent les contours flous de la personnalité, ce sont l'autre (169), la dépouille (181), la chose (id.) ou la silhouette (167): ici, la sphère de l'humain est certes présente, mais comme son écho lointain, lequel met l'accent sur une espèce de manque d'être, de manque de l'Etre, puisque Satan n'est en somme que silhouette ou que dépouille. Une troisième série de termes revoient enfin au domaine de l'animalité: ainsi le rire de Satan est-il joyeux hennissement (178), ainsi encore s'ébroue-t-il (183). Cependant, notons que dans cet épisode romanesque, une nette majorité de termes est en faveur d'une définition de Satan, de son humanisation pourrait-on dire: sauf erreur de notre part — et en incluant le pronom personnel il —, nous parvenons à un total de vingt-sept termes qui tentent de définir le maquignon, contre dix-huit qui le déshumanisent, l'indéfinissent. Ces chiffres importent peu: l'essentiel n'est pas d'insister sur l'une des deux catégories du balancement ontologique de la manifestation du Démon, mais sur ce balancement lui-même; de montrer en outre que cette humanisation de Satan s'explique si l'on songe que Bernanos, conformément à la plus ancienne tradition scripturaire autant que littéraire, a fait de l'Ange déchu un être de parole, un être qui dialogue avec Donissan comme il ne répugnait pas à le faire avec saint Antoine au désert.

La deuxième inconstante originalité résulte de l'alliance entre deux impressions — contraste de cette bouche à l'accent familier [...] et des paroles monstrueuses (182) —, illustrée par la juxtaposition de deux termes — un adjectif et un nom commun- dont l'un provoque l'inquiétude, et l'autre son contraire, une certaine familiarité. De cette union naît une impression qui n'est pas facilement définissable, à mi-chemin entre le bizarre et l'étrange, tels qu'Edgar Poe a pu les illustrer dans ses contes. Donnons quelques exemples de ces incongrus rapprochements entre deux termes dont l'un a un effet désintégrateur, puisqu'il annule l'effet de l'autre. Satan est ainsi appelé, tour à tour, singulier compagnon (172), bourreau familier (173), étrange marcheur (176) ou encore noir petit marcheur (168) — expression en apparence anodine, qui cependant s'éclaire d'une lueur suspecte si l'on se souvient que, dans l'Epître de Barnabé, Satan est appelé le Noir, et que, de plus, la voie qu'emprunte ce singulier marcheur est dite tortueuse et jonchée de malédictions. Cette inconstance de Satan qui oscille entre définition et indéfinition a un double effet: elle affirme que Satan est bien un homme, le jovial maquignon d'aspect si terne qui engage la conversation avec Donissan: une certaine sympathie va naître entre les deux hommes; cependant, derrière cette apparente bonhomie, on flaire très vite le mensonge et le danger surnaturels qu'incarne le personnage: la sympathie première devient dérision sacrilège, sentiment de répugnance.

III — De l'inconstance de Satan après la rencontre: entre Etre et parodie d'Etre

Après la rencontre entre Donissan et le maquignon, Satan n'apparaît plus physiquement dans notre roman — ni du reste dans l'ensemble de l'oeuvre de Bernanos. Il est pourtant présent, et l'on constate une grande diversité de termes qui lui sont appliqués: cruel Seigneur (213), démon (228), ennemi (237), vieux rebelle (246), être obscur (257), affreux ou tenace bourreau (257 et 267), ou encore prince du monde, trois fois répété (261). Tous ces termes s'opposent à d'autres, tels que étoile reniée (235) ou fausse Aurore (id.), corps tari (247), roi risible des mouches (267), merveilleux menteur (307), faux témoin ou rival dérisoire de Dieu (307: ces deux expressions sont soulignées par l'auteur). D'un côté donc, nous retrouvons le visage classique du Diable, teinté à l'évidence d'une patine romantique: il est ennemi, il est l'Ennemi, celui qui se dresse contre Dieu, de toute sa stature formidable, immortalisée par le grand Milton dans son Paradis Perdu. De l'autre, Satan n'est plus défini positivement, n'a plus son classique rôle d'opposition, de diabolos: il n'est guère, pourrait-on dire. Car, si c'est une étoile, elle est reniée, si c'est un roi, son corps est tari, et il n'est que le prince des mouches, c'est-à-dire Beelzéboul comme La Bible le surnomme dérisoirement. C'est encore un rival, mais dérisoire, puisque son arme unique est le mensonge, que celui-ci érige l'apparence à la place du vrai. En fin de compte, Satan n'est pas quelque chose ou quelqu'un; pourtant, il serait trop simpliste de dire qu'il n'est rien, même si la création qu'il s'évertue à ourdir n'est qu'une fausse création, une création avortée ou reniée: Le monde du Mal échappe tellement, en somme, à la prise de notre esprit ! D'ailleurs, je ne réussis pas toujours à l'imaginer comme un monde, un univers. Il reste, il ne sera toujours qu'une ébauche, l'ébauche d'une création hideuse, avortée, à l'extrême limite de l'être.

Satan — ou plutôt, les modes de présence de celui-ci, dont nous ne livrons bien évidemment qu'un aperçu —, nous paraît, d'emblée, fort riche et complexe, bien loin des reproches simplistes qu'on a cru devoir adresser à Bernanos quant à l'intrusion dans un roman d'un personnage, d'une figure aussi embarrassants —Pourquoi donc le grand méchant Diable, tout hirsute depuis sa belle chute, curiosité de foire lanceur d'étincelles, cela fait si longtemps qu'il a délaissé les routes paisibles de notre pays... D'emblée encore, les problèmes de figuration du diabolique auxquels se trouve confronté le romancier sont rigoureusement semblables à ceux du dernier roman, que l'on présente comme l'aboutissement de la vision qu'avait l'auteur du Mal, de son monde creux et vide: certes, plus de maîtrise — l'ancien sens de ce mot désigne l'habileté à conduire un navire —, s'affirme dans l'évocation à nulle autre pareille, dans la conduite de l'esquif pourri qu'est la paroisse morte au milieu des amers de Satan — bien peu indiqués sur les portulans de l'Enfer ! Mais il est désormais plus qu'idiot de croire qu'avec Sous le soleil de Satan, Bernanos n'a tenté en quelque sorte qu'une ébauche, sommaire et grossière, qu'une esquisse malhabile du mystère d'iniquité.

 

 

 

Le triptyque du Mal d'Ernesto Sabato :

Héros et Tombes (Alejandra)

Les Brandes, numéro sixième, mai 1999 : Judas l'Obscur

 

C'est ainsi que commença l'étape finale de ma vie.

A dater de ce jour, j'ai compris que je ne pouvais plus perdre un seul instant et que je devais entreprendre sans délai l'exploration de ce ténébreux univers.

Confession de Fernando Vidal Olmos

Moi je vous le dis, les gars, le bonheur, faut le chercher dans le coeur, et pour ça, faut que le Christ y revienne. Nous, on l'a tous oublié, on a oublié ses enseignements, et on a oublié qu'il a souffert le martyre pour nos péchés, pour notre salut. Nous sommes qu'un tas de pauvres mecs et de salauds. Et s'il revient, ça se peut même qu'on soit pas capables de le reconnaître et qu'on se foute de lui.

Paroles de Barragán-le-Dingue.

 

Ce qui restait clair dans le premier roman disparaît : une jalousie, puis le meurtre concluant la passion, c'est encore la vieille histoire répétée par le roman, par l'écrit dans toutes ses formes, par la peinture repeignant les vieux mythes, les habillant de neuf, ridiculement par exemple sous les atours pompiers du hiératique David. Le roman c'est le sang de l'homme. Et le sang de l'homme est plus vieux que lui. Avec le deuxième titre de Sabato, le vieux sang de l'homme occidental se trouble, s'épaissit, explore de nouvelles cavités — non pas nouvelles, mais simplement oubliées — s'enfonce et se souvient de la lourde matière qu'il charrie, puis remonte, remugle sordide contaminé par les vapeurs du bas, propulsé par la pompe de l'ultime vitalité, celle qui précède la fin, celle qui annonce l'orage de la révélation, comme une nappe de pus tout chargé de choses mauvaises, vers le cerveau qu'il va gonfler d'angoisse et de peur: toujours, la dégénérescence chère à Max Nordau s'accompagne d'une fièvre de vie. Le roman c'est le sang, mais le sang contaminé c'est le mauvais rêve, le labyrinthe qui cache en son foyer le Minotaure redoutable: le roman est un labyrinthe qui emprisonne le monstre du romanesque, dit Bergamín quelque part. Avant que d'être exploré, devenir le terrain de prospection des demi-dieux, parfois celui de jeu imaginé par quelque esthète précieux, n'oublions pas que le labyrinthe est construit pour répondre à cette unique nécessité: à tout prix, il faut que le monstre reste prisonnier. Cet impératif oublié, voilà que l'homme s'est demandé s'il lui était possible, non seulement d'entrer dans l'antre énigmatique, puis d'en chasser le monstre central après lui avoir arraché ses secrets, mais d'y prendre sa place, et enfin, comme un Sphinx catégorique, de jouer à la pythie écumante: devenu le môle autour duquel la noria folle inlassablement poursuit sa giration, l'homme ne questionne plus le roman, mais regarde son nombril comme un Narcisse fatigué. Gide à présent n'est même plus là pour encourager le coquebin vicieux, lui tapoter amicalement sur l'épaule, encourager la sainte ferveur de ses reins. Ainsi l'homme nouveau, comme un mauvais élève Törless, se fiche de savoir que le monstre dédaigné peut lui indiquer la route profonde des abîmes. Sabato lui, comme Borgès ou Arlt, comme n'importe quel grand écrivain sud-américain, comme Carpentier, sait bien que le monstre, vite évacué, rôde toujours, comme un lion cherchant qui dévorer: jouer avec le monstre, comme jouent aujourd'hui d'irresponsables crétins (pourquoi les citer ? de Sollers à Bobin, tous le monde les connaît, chacun renifle avec dégoût le lisier vénal sur lequel les porcs s'étalent), c'est toujours courir le risque de se faire dévorer bêtement, mais remettre l'antique idole au centre de tous les regards, et d'abord de celui, fasciné, du lecteur, c'est convoquer au pied du monstre la meute sauvage des dangers: une nouvelle fois, le romancier déroule les prestiges (dans le sens oublié que le démonologue Jean Wier donnait à ce mot) de l'écriture sans jamais cesser de fixer le gouffre infini qui l'attire: ainsi redonne-t-on à l'art son éminent mystère. Rien ne change, finalement, car l'écriture tourne toujours, quelle que soit la durée de l'éclipse de l'imbécillité, comme une lune avide, autour d'un astre lumineux et noir, soleil inverse et hypnotique duquel il reçoit une lumière avare, la lumière du Démon qui illumine les faces blêmes des possédés. Ainsi, alors que le personnage du conte de Poe s'engouffre dans le maelström qui crachera, comme une puissance souveraine inassimilable, la transparence de la narration victorieuse de la mort et de l'engloutissement, celui de Sabato, Fernando Vidal Olmos, le démon initié, descendant dans les caves humides alors que les deux héros de La montagne morte de la vie grimpent jusqu'au sommet de la vie qui est la mort, contemplant l'oeil ouvert de ce qu'ils ne peuvent voir sans mourir, de ce que pourtant ils ne verront pas dans la mort, Fernando Vidal Olmos découvre le royaume des aveugles, royaume de mort et de désolation au centre duquel trône la statue de la Grande Déesse, dont l'Oeil phosphorescent appelle l'explorateur et l'ingère. Bernanos s'arrête au seuil — le S'oeil, dit Frank Herbert dans L'étoile et le fouet, mon Dieu !, mais de quoi peut-il donc s'agir ? —, tandis que Sabato fait remonter Vidal Olmos à la surface, où l'ire consumante d'Alejandra va consacrer son sacrifice, comme les noces interdites entre un père et sa fille, ou celles des deux bêtes de l'Apocalypse, annonçant et scellant la venue temporelle du Maître, après que la geste périmée de l'honneur et du courage — la retraite épique et calamiteuse du général Lavalle — a terminé de fonder la grandeur de l'Argentine, maintenant croulante, folle et percluse: rien de plus qu'une tête coupée qui n'en termine pas de se dessécher, contemplée amoureusement par une vieille folle. Parce que ce roman est une descente, une plongée dans l'inconnu (je m'en veux de songer au Rendez-vous avec Rama d'Arthur C. Clarke, mais la littérature est comme un vaste temple vivant où tout correspond avec tout...), le secret qu'il fait mine de dévoiler est un secret inférieur, infernal, une conspiration ourdie par la ténébreuse Secte des aveugles: mais dans les deux cas nous n'apprenons rien, car le monde inversé de Michel Bernanos vit alors que plus rien de vivant continue de l'alimenter coûte que coûte, car celui d'Ernesto Sabato depuis toujours paraît mort alors qu'à la fin de son prodigieux périple, au terme de sa catabase prolifique, Vidal Olmos s'accouplera avec la maîtresse hiératique des lieux — sa propre fille ?, quelle tutélaire et ancestrale Lilith ?, quelle Eve noire poursuivie dans les jungles étouffantes du délire ? — enfantant une portée cruelle de démons qui viendront tourmenter Sabato dans L'Ange des ténèbres, puits de la création dans lequel l'auteur décide de plonger, pour en retirer peut-être l'une de ses malheureuses créatures. Toute descente est une remontée; toute plongée est riche de ce qu'elle ramène à la surface lumineuse, même si les splendides horreurs des tréfonds se transforment en gluants cadavres transparents, une fois exposés à l'air libre. Qu'est-ce que remonte Sabato des profondeurs interdites ? (c'est bien évidemment la question la plus pressante que pose celui qu'on appâte avec la vieille carne du secret, je m'en voudrais donc de ne point contenter mon lecteur impatient). Ce que nous apprenons, ce qui remonte des ténèbres comme une évidence obscure, nous le savions déjà, c'est la matière même de nos songes, le tissu des mythes, l'emportement violent de notre coeur: deux êtres peuvent s'aimer (Alejandra et Martín), et, en s'aimant, continuer de longer le précipice tout en entendant les vociférations des démons, et l'un des deux (l'homme, le jeune homme encore béjaune) peut aimer l'autre (la femme, la jeune femme, dont l'expérience semble avoir été ouverte par le forceps du vice) tout en soupçonnant que le mystère véritable se cache derrière le masque splendide de sa beauté, et l'aimer en raison même de la pourriture qu'il devine, cachée maladroitement par la volonté, tendue jusqu'à se rompre, de devenir (ou redevenir) pure; Alejandra, comme le pathétique maire de Fenouille imaginé par Georges Bernanos, est obsédée par la saleté de son corps et par ce qui, à ses yeux comme à ceux du maire, constitue l'unique remède à cette saleté invisible: le feu, le feu ultime et rédempteur, dernier vestige, dans notre monde malade de machines, du sacré: Je rêve toujours. Je rêve de feu, d'oiseaux, de marais où je m'enlise, ou encore de panthères qui me déchirent, de vipères, mais surtout de feu, ça finit toujours par du feu. Tu ne trouves pas que le feu a quelque chose d'énigmatique et de sacré ? Ainsi, c'est de nouveau, dans ce deuxième roman, l'histoire d'un amour malheureux, et le coeur du jeune protagoniste angoissé, torturé par tous ces visages invisibles qui regardent celle qu'il aime, Alejandra, le cliché en somme de la jalousie destructrice, ce vent noir qui plane sur les eaux agitées de l'imagination, déchaîné sur la pauvre tête de son personnage par Paul Gadenne.

La jalousie serait-elle, comme la mélancolie, une maladie du sang, qu'il faut purger, saigner ? Le sang lourd de présages avait été consacré jadis dans la peur par le couteau du sacrifice, l'extraction des organes fumant sous le soleil: le sang ruisselant et pur du sacrifice, celui, vicieux et lourd, du maléfice, notre époque les confond alors que rien ne les unit; désormais ils vont être mélangés pour de bon. Avec le Christ sacrifié le sang n'est plus versé pour rien, ni tourné (comme du lait) au profit du mauvais oeil, et, puisque bon sang ne saurait mentir, il faut bien espérer que le sang précieux, le sang de l'Agneau circule entre les pécheurs, dans le corps exténué d'Adam, pour prix du sang arraché à l'Ennemi, comme un maléfice jeté à la tête de l'antique Ennemi. Dans ce roman, Sabato invite de nouveau les divinités chthoniennes à se régaler du buffet sanglant, les vampires qui soufflettent le visage du dormeur de Goya à sucer la plaie découverte, celle de la jalousie qui est infectée par le ver du doute: désormais, dans un monde qui a oublié l'annonce du retour du Christ ou qui ne l'annonce plus que par la voix grotesque de ses fous comme Barragán-le-Dingue, avec l'oubli de sa Bonne Nouvelle, pur-sang bondissant par-dessus les horizons, le Nouveau Monde n'est plus l'île frangée de lumière et d'or, ouvrant son ciel versicolore sous les marches des Aguirre rebelles, l'oeil vert planté comme un pieu sur les pyramides repues d'or et de fresques sanguinaires, mais l'infecte marais s'étendant à perte de nuit dans les entrailles du vieux continent où fermentent les carcasses des monstres inconnus, lézardés par des filons d'émeraudes livides: le même songe de pétrification hante Sabato, Michel Bernanos et le Huysmans d'En rade. Le Golgotha, quoique prétendent les piteux post-modernes, la montagne du Crâne est la borne marquant le flux de la marée, non pas celle qui creuse parfois les affaires des hommes selon Shakespeare et Stevenson pour les conduire aux amers des fonds vaseux, mais celle qui ballote leur destinée et annonce leur enlisement sur la plage immobile où s'envasent les coquillages morts; lorsque le maléfice jeté est celui de l'immobilité, il ne reste alors plus, sous l'astre dardant sa lumière comme des éteules jaunes et pointues, qu'une implacable chaleur achevant de poignarder la vie misérable qui rampe là, un parterre de choses horribles, agrippant leurs moignons aux flancs de la colline du Dieu mort, qui ne va pas tarder à être entièrement recouverte, elle aussi, par l'océan d'ordure étales. Baal trône désormais sur les flots pétrifiés, et, comme dans le poème de Georg Heym, ce dieu inconnu dispense à poignées la poudre des cauchemars et des pestes, et les hommes courbés tendent vers leur idole les mains maigres de la peur, qui circule dans leurs veines comme le mauvais sang des fièvres et des orgies, le sang définitif des hommes sans Dieu, et leur cervelle douloureuse est pleine d'une inquiétude sans nom, qui les laisse pantelants sur la rive du désespoir. Sabato n'a décidément pas tort, Fernando Vidal Olmos n'a pas tort de penser que notre univers a été abandonné à l'administration calamiteuse d'un potentat démoniaque, dont le beau livre de Patrice Cambronne retrace la venue et les formes luxuriantes de gouvernement temporel: dans chaque partie du monde, dans le monde entier, partout, d'un côté comme de l'autre, s'étend le royaume des Ténèbres.

Mais dans le vieux sang des hommes circule encore — parfois — un peu d'ardeur rancunière, un reste ultime, le dernier reste d'amour de la vérité et de la lumière, s'estimant lésée tant que les bonnes questions n'ont pas été posées, par exemple: sommes-nous bien certains que le Mal règne sans partage, comme la peste rouge de Poe, sur le monde qu'il a englouti dans ses ténèbres froides ? Encore: sommes-nous bien certains que ces mystérieux aveugles, froids et gluant comme des serpents, sont les agents zélés du Monarque ? Pour en avoir le coeur net, pour balayer ses derniers doutes — mais cet homme a-t-il jamais douté du Mal, étant lui-même un démon ? —, Vidal Olmos décide de plonger dans le repaire des aveugles, rejoignant, pour y consommer son sacrifice, le totem phosphorescent qui le fera renaître, retrouver son corps de reptile en l'avalant, dans une parodie de résurrection. Fernando Vidal Olmos, nouveau Christ ? Christ noir alors, comme celui qui ensemence de ses doutes le vertigineux Faust de Pessoa: J'enquête sur le Mal, nous dit Olmos, et comment enquêter sur le Mal sans se plonger dans l'ordure jusqu'au cou ? Vous me direz que je semble y avoir pris un grand plaisir, au lieu d'éprouver indignation ou dégoût, comme ce devrait être le cas de tout chercheur obligé de faire ce genre de travail. Certes, je le reconnais ouvertement. […] Jamais je n'ai dit que j'étais quelqu'un de bien, j'ai dit que j'enquêtais sur le Mal, ce qui est très différent. Et puis j'ai reconnu que j'étais un salaud. Christ noir, Dieu de l'ombre, Dieu dont la lumière est noire, Dieu dont la lumière noire est d'essence démoniaque selon Bergamín, Christ pervers qui jouit de sa propre déréliction, fils maudit de l'homme qui a déserté les larges esplanades ensoleillées pour révéler les secrets du monde d'en bas, proscrit paranoïaque s'étant mis en quête du trésor fangeux des êtres habitant les immenses souterrains, explorateur intrépide des Amazone invisibles: Et tout cela se dirigeait vers le Néant de l'océan par des conduits souterrains et secrets, comme si Ceux d'En Haut préféraient oublier ou se voiler la face devant cet aspect de leur réalité. Comme si des anti-héros comme moi étaient destinés à rendre compte de cette réalité, tâche ô combien difficile et ingrate ! Explorateurs de l'Immondice, témoins de l'Ordure et de la Malignité !

Oui, je me sentis soudain une sorte de héros, ou plutôt d'anti-héros, héros noir et répugnant, mais héros quand même. Un Siegfried des Ténèbres, avançant dans l'obscurité et la puanteur en faisant claquer sa bannière noire au souffle des ouragans infernaux. Mais avançant vers quoi ?

Dans son livre, Patrice Cambronne a constamment le soin de légitimer la vision manichéenne de l'univers, bien trop souvent réduite à sa plus grotesque caricature, écrivant par exemple, à propos de la doctrine de Mani: Ne pourrait-on pas même aller jusqu'à penser que l'opposition si contrastée entre les deux Royaumes, c'est peut-être exactement celle que l'imagination religieuse ressent entre le Réel et le Désir ? Car enfin, le Royaume des Ténèbres fait songer à l'Enfer, dit-on souvent. Et si par hasard, comme dans la pensée gnostique, il n'était, dans le Mythe manichéen, qu'une allégorie de notre monde d'ici-bas ? La Frontière, ce serait bien l'expression plastique de la Déchirure de l'Ame Exilée. C'est tenter de montrer que cette doctrine, en fin de compte très mal connue, a élaboré une cosmologie extrêmement complexe, où jamais les Ténèbres n'étaient totalement victorieuses de la Lumière qui, retirée du royaume terrestre, peut encore être contemplée par le pur, par celui qui a su s'arracher de la tourbe malfaisante, de la pesanteur du monde.

Dans son deuxième roman, Sabato a fait de notre univers le royaume illimité du Mal, même si pointe, dans les toutes dernières pages, l'espoir d'une libération par la découverte émerveillée des territoires glacés de la lointaine et claire Patagonie. Mais ce rêve de lumière appartient au personnage, non au lecteur, ni même, peut-être, au romancier: car, si les rêves du roman sont parfois entrevus, l'espace d'un éclair, dans l'esplanade lumineuse de la perfection jamais atteinte, ceux-ci ne sont pas livrés à la veille douloureuse, qui doit se contenter des grimaces des démons.

 

Mais n'est-ce pas

l'essence même de la lumière

qui éclaire notre âge du monde

que d'être noire ?