Dialectique n°9
CHRONIQUES
DE LA
TERRE Dévastée
Dialectique n°8 : le dialogue George Steiner/Pierre Boutang
Le livre de Juan Asensio sur George Steiner
Sommaire du n°9 de Dialectique :
Désespoir et Littérature par Juan Asensio
Pierre Boutang et Georges Bernanos par Rémi Soulié
Hommage à Gustave Thibon par Luc-Olivier d'Algange
José Bergamín ou le philosophe enfant par Yves Roullière + un texte inédit de Bergamín
Pascal et Montaigne par Gaël Fons
Jünger, l'art herméneutique par Luc-Olivier d'Algange (voir ci-dessous)
L'invitation chez les Stirl de Paul Gadenne par Juan Asensio
Quelques réflexions en mage par Juan Asensio
La mort de la création : sur Grammaires de la création de George Steiner par Juan Asensio
L'art herméneutique
par Luc-Olivier d'Algange
Loin
de vouloir faire table rase d'un passé méconnu ou de prétendre à une
singularité irréductible, l’œuvre de Jünger s'inscrit, avec précision,
dans une tradition. La fidélité à la tradition vaut d'autant plus
qu'elle est moins directement le fait d'une résolution. Lorsque les temps sont
à la profanation, à l'oubli, à la table rase, voire à l'ignorance pure et
simple, la fidélité à une tradition devient l'anticonformisme par excellence.
L’œuvre, semblable à ce monde végétal
sous l'invocation duquel Jünger sut placer aussi bien son journal Jardins et
routes que son magistral essai Approches, drogues et ivresses, est
riche de ramifications. Lire Jünger, c'est être conduit à se remémorer les
oeuvres décisives de la littérature européenne, de Homère à Léon Bloy,
avec de significatives incursions vers l'Orient, en particulier Les Mille et
une Nuits. La relative marginalité de l’œuvre de Jünger dans une époque
amnésique et titanesque tient sans doute à ce qu'elle se situe avec tant
d'aisance et de désinvolture au cœur d'une culture et d'une civilisation
devenues de plus en plus étrangères à ceux qui en sont les héritiers. Les présocratiques,
les stoïciens, Dante, Goethe, Shakespeare, Nietzsche entrent avec infiniment de
naturel dans l'entretien jüngérien. Cependant, certains noms reviennent avec
une insistance particulière. Ainsi Novalis, dont il est légitime de voir dans
l’œuvre de Jünger un prolongement, par obéissance à un
dessein qui outrepasse les catégories habituelles de la
psychologie ou de la sociologie.
Auteur
d'une oeuvre encyclopédique et gnostique, initiatique et poétique, Novalis,
figure centrale du Romantisme Allemand d'Iéna, est avec Nietzsche et Hölderlin,
l'un des écrivains allemands auquel Jünger se réfère le plus souvent. L’œuvre
de Novalis est à la fois moins et davantage qu'une influence. Il n'est pas
certain que le cours gnostique et poétique de l’œuvre de Jünger eût été
déterminé par une lecture de Novalis. Il existe entre Novalis et Jünger un
lien plus profond, une parenté plus essentielle que ne l'implique la simple
logique déterministe de l'influence littéraire. Certes, les influences
existent, mais il n'en demeure pas moins vrai que nous choisissons les
influences qui s'exercent sur nous dans la mesure même où nous sommes choisis
par nos visions, nos symboles ou nos Figures. Comment croire que le hasard seul
nous guide vers les oeuvres décisives? Ce
que l'on nomme, en théologie, la Providence s'exerce avec une diligence
particulière dans le domaine des choses écrites. Les livres sont des
intercesseurs qui nous viennent par d'autres intercesseurs. Telle est la chaîne
d'or dont parlent les philosophes alchimistes ou néoplatoniciens. On dit
qu'Ernst Jünger porta longtemps sur lui une pièce à l'effigie de l'Empereur
Julien. De ce métal frappé de la Figure de l'ultime défenseur du culte
d'Hélios-Roi, il n'est pas interdit de voir le signe d'une intercession entre
la création littéraire la plus contemporaine et la très-ancienne vision
plotinienne qui supposait, elle aussi, selon l'image empruntée au Théêthète
de Platon, l'intercession de l'empreinte, signe du sceau invisible. La
gnose jüngérienne est une poétique dans l'exacte mesure où les mots
sont des effigies d'un Sens originel, à la fois hors d'atteinte et infiniment
proche. Ce qui unit Novalis et Ernst Jünger n'est pas seulement d'ordre
historiographique ou littéraire mais véritablement d'ordre métaphysique. A
quoi bon considérer ces similitudes si elles ne donnent point un accès direct
à l'universelle et supra-temporelle réalité dont elles témoignent ?
A
propos du Mage Schwarzenberg qui guide les psychonautes de Visite à
Godenholm, Ernst Jünger écrit qu'il avait au nombre de ses qualités
l'art de retourner la monnaie courante des mots: on apercevait alors, au lieu du
chiffre, la vieille image qui parlait en figures. Cet art étymologique, il
va sans dire qu'il ne se limite pas au langage et qu'il convient
de l'étendre à tous les aspects du monde. La nature,- ce que les
Romantiques allemands nomment la "nature" en un sens proche des présocratiques,
physis,- est telle un langage dont l'interprétation loin d'être interdite
ou impossible est donnée comme la plus haute vocation humaine, la vocation poétique.
Visite à Godenholm, répond et prolonge dans les tonalités d'une
sensibilité contemporaine Les Disciples à Saïs de Novalis: Les
hommes marchent par des chemins divers. Qui les suit et les
compare verra naître d'étranges figures; figures qui semblent
appartenir à cette grande écriture chiffrée qu'on rencontre partout: sur les
ailes, sur la coque des oeufs, dans les nuages, dans la neige, dans les
cristaux, dans les formes des rocs, sur les eaux congelées, à l'intérieur et
à l'extérieur des montagnes, des plantes, des animaux, des hommes, dans les
clartés du ciel, sur les disques de verre et de poix lorsqu'on les frotte et
lorsqu'on les attouche: dans les limailles qui entourent l'aimant, et dans les
étranges conjonctures du hasard... On y pressent la clef de cette écriture
singulière et sa grammaire... Sans doute, si l'Europe
redevient un jour autre chose qu'une référence bancaire, ces quelques
lignes retrouveront leur caractère fondateur, ainsi que l’œuvre de Novalis
dans son ensemble, dont il semble bien qu'au 20ème siècle seul Ernst Jünger
sut mesurer l'importance. Alors que l'Encyclopédisme du 18ème siècle français
s'est épuisé dans le triomphe de ses réalisations bourgeoises, l'Encyclopédie
de Novalis demeure en réserve, pour reprendre l'expression de Heidegger, en vue
d'autres accomplissements.
L'herméneutique
générale à laquelle nous convient ces quelques lignes de Novalis devance nos
sciences humaines héritées du 19ème siècle et va d'emblée à la pointe
extrême où la physique rejoint la poésie. Alors que la science matérialiste
s'enfermait dans le concept de matière et dans la fascination de l'homme-machine,
les philosophes de la nature du Romantisme allemand retrouvaient l'inspiration
des physicoï présocratiques, des alchimistes et des théosophes qui à
l'exemple de Jacob Böhme, savent envisager à la fois l'incommensurable et le
particulier, l'immense et l'infime. Nous
pouvons connaître le monde par le langage car le monde est constitué comme
un langage. Tel est le simple et pragmatique fondement de la Gnose.
L'argument du sceptique qui consiste à dire que nous projetons sur le monde les
structures de notre propre langage est
spécieux car il suppose que nous-mêmes, dans notre langage, sommes
radicalement étrangers au monde. A ce sentiment inquiétant de l'insolite,
qui ne voit partout que la projection de sa propre pensée, Novalis et Jünger
opposent le sentiment du Merveilleux qui témoigne de l'accord de
l'intelligence humaine et de l'intelligence du monde.
Cette
grammaire que nous apprenons et par laquelle nous communiquons entre humains, en
vertu de quoi supposer qu'elle est d'une nature radicalement différente de
celle qui ordonne le monde qui nous entoure et dont nous faisons partie ? L'alliance d'un simple bon sens et
d'une atténuation de notre égocentrisme ne nous inclinerait-il point à
concevoir que nos grammaires, loin d'être "projetées" sur le monde
puissent être au contraire l'empreinte en nous des grammaires du monde ? Nous
écrivons car le monde écrit en nous, de même que le fait d'avoir dix doigts
n'est sans doute pas étranger aux mathématiques décimales. L'analogie entre
l'intérieur et l'extérieur demeure opérative. Dans son essai Langage et
anatomie, Jünger développe l'idée d'une constitution
non-hasardeuse ni arbitraire du langage. De même que notre corps n'est
pas une unité isolée mais s'inscrit dans le monde auquel il appartient ( dont
il provient et auquel il retourne) le langage entretient avec le corps et le
monde un rapport complexe, extrêmement riche et fécond qui ne peut en aucun
cas être réduit à une banale logique d'effet et de cause. Notre corps est une
partie du monde, une figure du monde qui obéit à des lois générales dont la
notion d'interdépendance universelle donne une première approximation métaphysique.
Notre langage prolonge ce tissage, car, pour reprendre une métaphore musicale,
ces variations sur les données fondamentales du métier, n'est point sans
analogie avec la règle du solfège. Si le tissage évoque le langage écrit, la
musique évoque la parole. La respiration, écrit Jünger, le
diaphragme, le battement du cœur, la circulation du sang soutiennent et imprègnent
l'instrument ingénieux qui produit et assemble les sons. Le cœur y fait
affluer les passions, le cerveau les pensées. La tension rythmique fournit le mètre,
la réflexion esthétique, l'harmonie. Les gestes y ajoutent la ponctuation, la
mimique le commentaire... L’œil continue à parler là où la voix se tait.
L'argument
se retourne contre les théories matérialistes qui seraient enclines à faire
du langage un épiphénomène du corps, car l'observation guidée par l'esprit
de finesse pascalien où Jünger excelle, nous montre au contraire que le corps
est lui-même expression. Lorsque le matérialiste fait du corps la cause première
du langage, de la pensée et de l'esprit, il pousse le réductionnisme jusqu'à
l'absurde d'une grossière parodie théologique. Il faut que l'esprit de finesse
se conjoigne à l'esprit de géométrie pour comprendre l'interdépendance de l'instrument
et de l'élément. Le rapport immédiat, l'entrelacement du langage et du corps
attestent que l'un et l'autre sont mis en corrélation par une vertu créatrice.
A cet égard, le corps est instrument, le langage élément; et l'un est fait
pour l'autre comme la nageoire et l'eau, l’œil et le rayon de lumière,
l'aile et l'air.
Pour
Jünger, qui s'inscrit là magistralement dans la grande tradition herméneutique
de l'Occident, la question essentielle qui se pose à l'homme lorsqu'il en vient
à considérer ce qui donne un sens, échappe à la logique évolutionniste,
voire à la chronologie et à l'histoire. Entre l'aile et l'air, entre le
langage et le sens, il existe un rapport qui se laisse comprendre par l'ivresse
de l'envol bien davantage que par la logique linéaire de celui qui établit, à
posteriori, l'enchaînement supposé des effets et des causes. La logique herméneutique,
en la circonstance, s'oppose radicalement à la logique déterministe. L'image
de l'aile et de l'air, qui évoque l'Attelage ailé platonicien, et les
opérations bouleversantes de l'anamnésis, donne la mesure de l'Art herméneutique
qui sait se faire aile car il ne méconnaît point la présence de l'air. Cette
relation est extérieure à l'histoire, et même extérieure au temps. Nous
sommes doués de langage,- c'est-à-dire que nous avons part à cet élément
souverain qui, aussi omniprésent que l'Ether, qu'on l'appelle d'ailleurs
esprit, Logos ou Pneuma, remplit le monde." La puissante originalité
de la pensée de Jünger consiste -
au moment même où le conformisme intellectuel embrasse massivement, comme
s'ils étaient des vérités révélées, les sophismes nihilistes qui
proclament à des fins obscures l'inexistence du sens et l'impossibilité de la
connaissance, - à retourner en amont de la pensée européenne, vers la source
grecque de l'herméneutique qui seule explique ce fait miraculeux que nous
sommes en mesure de dire et d'exprimer par des mots des choses qui dépassent,
et de loin, notre compréhension. L'aile est portée par la présence de
l'air dont elle ne prendra jamais la mesure. De même ajoute Jünger: La
couleur se nourrit de l'incolore: ainsi fait le dire de l'Indicible.
L'Art
herméneutique est avant tout approche déférente du langage car le langage est
"non seulement révélation et don, mais également oeuvre et
expression." Nous oeuvrons par ce qui nous est donné. L'Art herméneutique
reconnaît dans le langage la présence du don et du sacrifice. Le langage, dans
cette perspective, que l'on peut à bon droit nommer métaphysique, se
laisse bien davantage saisir (dans son essence et dans son devenir) par le
chant, la prière et la doctrine que par la communication utilitaire, discursive
ou contractuelle. La célébration, l'invocation, la récitation, ces formes hiératiques
du Dire, portent le don à son plus grand ordre. L'écriture, dont Ernst Jünger
est probablement le seul auteur du XXème siècle à avoir traité sans s'être
préalablement contraint à déraisonner, fait du langage un instrument de
transformation du temps en espace. Ce qui s'inscrit naît du temps qui passe
pour devenir espace de signes, à l'exemple de la création divine. Le
"Verbe" de la Genèse, quoiqu'en veuillent les sectateurs, est extrêmement
peu différent du Logos. Ce qui est dit change la durée en espace et nous donne
ainsi quelque idée de la recouvrance de l'éternité. L'écriture change ce qui
passe en ce qui demeure. L'Art herméneutique se fonde sur la reconnaissance de
cette transmutation où l'esprit humain joue son va tout. Le sentiment de
gratitude s'accorde alors avec l'audace ailée. Cette approche qui fut la cause
de la relative marginalité de l’œuvre de Jünger au 20ème siècle, de même
qu'elle sera probablement la source du renouvellement de l'herméneutique au siècle
prochain, se place sous le signe de la réconciliation de l'homme avec la
Tradition, avec le sens de l’œuvre, et avec la possibilité grandiose de
l'entendement humain.
L'Art herméneutique, qui croit à la transparition de la beauté du
Sens, reprend en considération le langage comme une tapisserie universelle
dont les formes, les couleurs, les idéogrammes et les hiéroglyphes ont été
tissés, et par le génie propre des peuples et par les grands maîtres, mais
aussi par d'innombrables inconnus et anonymes. Les considérations, à
travers les oeuvres, de cette tapisserie universelle, le pressentiment du sens
de la beauté de l'Âme du monde, à travers la beauté du sens des âmes
particulières, rejoint pour l'essentiel l'exigence de Novalis:
Novalis, note Jünger, parle dans ses fragments des mariages
merveilleux qui nous attendent encore: Donc il faut que nous tentions de
transmuer notre corps et d'en faire un organe apte à tout usage. La
modification de notre instrument est modification du monde... Novalis sait bien
que la science ne peut suffire. Juste après cette belle phrase: La psychologie,
ou ce qui prétend l'être, est encore l'une de ces idoles creuses qui ont occupé
dans le sanctuaire les places destinées aux images authentiques des dieux.
L'exigence de Novalis, telle que la souligne Jünger, porte sur le point de
rencontre entre l'instrument de l'entendement et ce plus vaste entendement que
notre pensée a pour vocation de connaître. "La modification de notre
instrument est modification du monde." La coïncidence du monde intérieur
et du monde extérieur, lorsqu'elle devient elle-même connaissance, élève à
la fois le monde intérieur et le monde extérieur à un rang plus haut. Nous
sortons alors du domaine de la banalité, du dénombrable, du quantitatif pour
entrer dans les contrées plus ardentes de la Qualité, qui est à la fois sens
et mystère, clarté déchiffrante et énigme à déchiffrer.
Dans
les premières lignes d'un texte intitulé Autour du Sinaï, Ernst Jünger
précise encore sa pensée: Ce n'est pas dans un monologue que l'entendement
prend sur la matière la mesure de lui-même, monologue qu'il poursuivrait sans
égard à elle... non : la matière répond. La main façonne l'outil, et l'outil
façonne la main. Un tiers principe y intervient toujours. L'appel et son écho;
ils seraient impossibles sans la paroi rocheuse et l'air. L'idée du répons
est la clef de l'herméneutique. La gnose agit poétiquement sur le monde, elle
inscrit dans la matière la Figure révélée par l'herméneutique. Citons en
entier, dans la traduction Maeterlinck, le fragment auquel Ernst Jünger se réfère.
Il est étrange que l'homme intérieur n'ait été considéré que d'une
manière si misérable, et qu'on n'en ait traité que si stupidement. La
soi-disante psychologie est aussi une de ces larves qui ont usurpé dans le
sanctuaire la place réservée aux images véritables des dieux. Qu'on a peu
employé jusqu'ici le physique à expliquer le caractère, et le caractère à
expliquer le monde extérieur ! Intelligence, fantaisie, raison, tout est dit.
Pas un mot de leurs mélanges singuliers, de leurs formations, de leurs
transformations. L'idée n'est venue à personne de rechercher de nouvelles
forces innommées, et de suivre la filière de leurs rapports. Qui sait quelles
unions merveilleuses, quelles générations étonnantes sont encore renfermées
en nous-mêmes.
Les
dieux gisent dans notre conscience, des figures et des formes d'une provenance
et d'une destination plus haute se laissent reconnaître et interpréter dans
nos rêves, pour autant que nous ne cédions pas au nihilisme qui nous entraîne
à ne voir dans les expressions de la vie intérieure qu'épiphénomènes et
idoles creuses. On ne saurait trop insister sur le fait qu'à l'origine de
l'herméneutique se trouve la vertu
de l'areté, admirablement mise en lumière dans la Païdéia de
Werner Jaeger. L'areté est la vertu héroïque, celle du héros homérique
ou de chevalier qui, dans le plus grand déni qui est fait à son droit et à sa
légitimité, n'en vient pas pour autant à renoncer. Le "réalisme héroïque"
des premières oeuvres de Jünger, précède la recouvrance de l'areté
odysséenne nécessaire à l'Art herméneutique. C'est à cette hauteur précise
qu'il convient de rappeler la morale, ou, si l'on préfère, l'éthique. L'éthos
de l'herméneute procède de l'éthos guerrier dans la mesure où la sécurité
bourgeoise du savoir est dédaignée au profit d'une confrontation périlleuse
avec le mystère. L'herméneute n'est jamais d'avance assuré qu'il ne sera
point subjugué ou anéanti par les forces qu'il veut déchiffrer. L'ignorance
comme la servitude sont des sécurités, et c'est pourquoi l'homme moderne s'y
cantonne craintivement,- la spécialisation scientifique et technique étant la
forme la plus moderne de l'ignorance. Ce qui justifie l'ignorance, c'est le dédain,
le génie dépréciateur.
Là
où le réalisme héroïque ou la vertu d'areté voient l'annonce de
l'intense beauté et la connaissance magnifique, le génie dépréciateur ne
voit qu'insignifiances et dérisions. Chacun, serait-on tenté de penser, voit
le monde à sa mesure, mais le relativisme lui-même tombe devant l'évidence de
la grandeur. Le fragment de Novalis sur le monde intérieur servira de prolégomène
nécessaire à l'établissement d'une psychologie, ou mieux vaudrait dire, d'une
science de l'Ame délivrée du génie dépréciateur. Retrouver dans les mots,
dans les choses et dans le miroir de notre entendement les images authentiques
des dieux, tel sera le dessein de la Gnose poétique. Encore faut-il, précise
Jünger que quelque chose vienne de l'autre côté. La Gnose poétique
est un fait qui se construit en même temps des deux côtés du fleuve.
L'exactitude et la diligence herméneutique,- qui doivent unir l'esprit de géométrie
et l'esprit de finesse, se font
entendre comme une oraison.
Ecrire,
on ne le souligne peut-être pas assez, est une façon de prier. Les mots,
lorsqu'ils ne suivent pas un but purement utilitaire, s'ordonnent naturellement
selon l'ordre intime de la prière. Le fâcheux dans les prières
d'aujourd'hui, c'est qu'elles ne tendent pas les mains plus loin que la
convention. L'herméneutique, qui oeuvre toute entière dans la perspective
d'une vérité au-delà de toute expression, d'un Dire aux confins de
l'indicible, ravive le sens de la prière, par-delà la convention. De même que
la prière était considérée comme effective, l'herméneutique rencontre sur
son chemin les images des vrais dieux. "Aujourd'hui,
où toute puissance magique s'est effacée, le texte le plus haut, la
plus haute formule ne peut que rester sans effet, si l'inexprimable pénétrant
en eux ne vient les vivifier. Toute chose dite est vivifiée par ce qui ne
peut être dit et qui est le Dire lui-même. L'inexprimable n'est pas ce qui est
en-dehors du langage, dans une situation d'altérité radicale par rapport au
Logos. L'inexprimable est ce qui est en amont de la chose exprimée, non point
étranger au Logos, mais semblable à l'En-Sof de l'arbre séphirotique
de la Kabbale, en surplomb, à ce point le plus haut des qualités et des
essences, qui est aussi le point le plus central et le plus intime.
L'inexprimable, dans la perspective herméneutique, est le dire intime du monde,
le battement de son cœur: L'inexprimable , écrit Jünger, comprend
plus de choses que nous n'en soupçonnons, les atomes, par exemple, et il
survient des moments où nous descendons en eux comme dans des mines d'or, en quête
de la richesse cosmique et des trésors de notre être intime. L'inexprimable
comprend aussi les battements du cœur, et l'univers est animé par ses
radiations et ses rythmes, comme une grande horloge par les oscillations et les
tours de ses innombrables rouages et de ses balanciers. Si ce battement de cœur
n'accompagne pas les prières, elles perdent toute efficace, semblables à des
tournoiements vides dans le temps mort. Au contraire le battement du cœur peut
parler sa propre langue, par exemple dans le bonheur, le don de soi, dans la
connaissance du monde. Il suit et confirme ainsi le rythme de l'univers comme
l'une de ces méduses parées de couleurs vives le rythme de l'océan. Il nous
met en harmonie.
Pour
entrer en concordance avec le cœur, pour révéler l'essence de la
concordance, il faut cultiver cette vertu héroïque, cette areté que la
terminologie chevaleresque désigne précisément par l'expression avoir du cœur.
Aller au cœur du monde, être "homme de cœur", c'est d'abord reconnaître
que la Quête de la vérité est toute autre chose que la prétention à la détenir.
Le cœur est l'inexprimable car le cœur est le Dire. Or le Dire lui-même ne
peut être dit. Le Dire est indicible non par altérité ou éloignement mais au
contraire par son extrême intimité avec l'identique. Le secret du Dire nous
apparaît dans un éclair, cet éclair qu'évoquait Angelus Silesius lorsqu'il
parle d'être Dieu en Dieu comme un éclair dans un éclair. Au
cœur de la chose observée se trouve sa Figure immémoriale, non point séparée
d'elle, comme le voudrait une interprétation extrêmement schématique du
platonisme, mais comprise en elle. Le principe végétal est déjà compris
dans les éléments, comme le montrent les fleurs de glace. La fleur de glace
n'est pas génétiquement plus ancienne que la rose; l'une et l'autre
reproduisent un modèle caché. Dans le cristal aussi, la vie est présente,
l'arbre de la vie atteint, de ses racines, le tréfonds de la matière.
Au
sens le plus littéral, l'herméneutique est arborescente ou buissonnante. Elle
va à la rencontre du tréfonds par l'arborescence de ses méditations. La
verticalité qu'évoque l'image de l'arbre s'associe à la complexité de ses
branchages. L'herméneutique ne s'élève point comme un gratte-ciel mais bien
comme un arbre et, dans la richesse des feuillages, la vérité des essences,
donne à comprendre qu'il n'y a pas d'explication unilatérale de la
transcendance. Le feuillage printanier, dans ses couleurs fragiles, presque
transparentes, témoigne avec une non moindre puissance que le tronc, de l'unité
transcendante de la connaissance: La
source de la couleur n'est pas située dans le monde du divers. Aussi ne
brille-t-elle jamais plus vivement que là où elle frôle, par les plus minces
de ses épidermes, la frontière de l'invisible. La couleur atteste l'invisible,
comme le silence est attesté par le Verbe.
Du
silence de la couleur aux invisibles royaumes du Verbe, l'herméneutique jüngérienne
invite au cheminement. Le caractère de l'herméneute a été souligné: c'est
celui du Noble Voyageur qui, fort
de son réalisme héroïque, chemine, entre la Mort et le Diable, vers la Jérusalem
céleste. La tradition européenne de l'herméneutique, du monde comme interprétation
et de l'humanitas comme interprétation du monde, pouvant aller, dans
certaines circonstances, au-delà des interdits, dans l'accomplissement d'une
figure faustienne, se trouve pour ainsi dire récapitulée dans l’œuvre de Jünger,
non pour clore une époque mais pour montrer en quoi, dans l'acte même de la
remémoration, acte fondateur par excellence, une nouvelle époque s'offre à
nous. Chaque nouvelle civilisation est tributaire d'un éveil herméneutique.
Les civilisations, les cultures et les idéologies moribondes se reconnaissent
à ce qu'elles se figent dans le schéma d'une explication jugée
universellement valide. Le fondamentalisme, le matérialisme progressiste, pour
agressifs et arrogants qu'ils soient dans leur devenir historique, et pour menaçants
qu'ils s'affirment à l'endroit des cultures européennes, n'en témoignent pas
moins de formes de civilisation en voie de désagrégation.
L'art
jüngérien de l'herméneutique, par la tension qu'il établit entre l'archaïque
et le moderne, le Mythe et la science, nous porte au-delà de l'effondrement nécessaire
de nos sociétés, vers cette nouveauté absolue, reliée aux principes et dont
le sens nous est délivré par l'anamnésis. La tradition herméneutique,
dans laquelle s'inscrit l’œuvre de Jünger marque sa radicale originalité
dans le siècle car elle préfigure le retour au point méridien de la Gnose, où
la conscience européenne de l'être opère à la recouvrance de son
rayonnement. Si la science positiviste a substitué l'analyse et l'explication
à l'interprétation et à la compréhension, le mouvement de balancier est
appelé, par l’œuvre de Jünger, à s'inverser. La Figure de l'Anarque marque
la possibilité de préfigurer en nous le retour vers la science de l'abondance,
vers la prodigalité que serait une théologie délivrée de la mesquinerie des
dévots.
La
Figure est la préfiguration selon la mystérieuse dialectique,
insaisissable en terme chronologique, du sceau et de l'empreinte. La préfiguration
d'un autre état d'être s'établit, comme certitude dans la Figure, qui est
hors du temps. Les oeuvres de Novalis et de Hölderlin préfigurent l’œuvre
de Jünger car elles correspondent à la plus haute figure connue de la culture
européenne, c'est-à-dire d'une tradition dont l'impérialité frappée par le
nihilisme de la mauvaise conscience demeure provisoirement en suspens. L'herméneutique
alexandrine, dont les oeuvres les plus importantes furent détruites dans
l'incendie de la Bibliothèque, n'en poursuit pas moins ses oeuvres, dans l'exégèse
patristique et médiévale en laquelle, ainsi que le remarque Georges Gusdorf l'intelligibilité
recherchée n'est pas seulement de l'ordre de l'exposition ou de l'explication
mais de l'ordre de l'implication. Telle est la poétique, dans la mesure où
nous cessons d'être spectateur devant une représentation pour entrer en
concordance avec ce que nous connaissons.
Toute
connaissance est ainsi procession liturgique, avènement de la conscience
de l'être, implication du Verbe, de la gloire, de l'esprit, à travers les
innombrables mais non indéchiffrables manifestations sensibles et
intelligibles. Pour Jünger, les phénomènes de la nature et de l'histoire sont
susceptibles d'être interprétés, car le temporel est signe de l'intemporel,
comme le visible signe de l'invisible. La Théologie médiévale, dont l'herméneutique
romantique (mais peut-être mieux vaudrait dire romane ) de Novalis va
ressaisir à la fine pointe l'exigence prophétique si décriée fut une théologie
du sacramentum, qui présume que toute chose est signe d'une chose cachée.
L'exégèse moderne procède par analyse, elle s'efforce de restreindre le
sens en isolant le plus possible le fait, la parole, l'événement, qu'il s'agit
de définir dans sa teneur précise, dans son contexte temporel, local et
personnel. Pour les lecteurs du Moyen-Age, la procédure est inverse, synthétique.
La totalité du sens possible est donnée d'emblée, dès le commencement; le
sens de l'alpha initial contient déjà le sens de l'oméga terminal; l'alpha et
l'oméga ne nous paraissent dissociés que du fait de la limitation de
l'intelligence humaine, qui nous impose une approche discursive du mystère de
Dieu. (G.Gusdorf Les Origines de l'herméneutique). L'historicisme,
le déterminisme, le matérialisme, sont tour à tour récusés dans l'œuvre de
Jünger car ils interdisent l'accès au pressentiment de l'oméga qu'éveille
l'alpha de l'observation immédiate. Dans la chasse subtile, la cicindèle
est l'alpha dont l'oméga serait le point méridien de l'ordre du
monde, le Grand Midi de l'entendement. Dans l'infime alpha qui éveille
l'attention du chasseur subtil, l'oméga de la Connaissance resplendit de
toute sa puissance.