Le projet de

DIALECTIQUE

Le numéro 8 de Dialectique

et LES BRANDES

 Francisco de Goya, Sabbat

 

La colère des imbéciles remplit le monde. Il n'y a plus grande moisson à attendre d'un monde où les incultes ne produisent naturellement que des chardons, et où ceux qui se disent «cultivés» sont si soigneusement ratissés, roulés, nivelés, qu'il ne pousse  absolument rien dedans.

Lettre de Georges Bernanos à J. de Salle, 1939

 

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Numéro 8 de Dialectique

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Historique

par Juan Asensio


Dialectique et Les Brandes, les deux revues que je dirige, sont nées à la faveur d'un double mouvement.
Un dégoût réel, en premier lieu, pour l'enseignement dispensé par l'université (pourquoi ne pas les nommer ? Il s'agit de Lyon III et de Paris X) par les professeurs de philosophie, qui ont été à mes yeux, à leur toute petite échelle il est vrai, de véritables copies de ces mandarins contre lesquels pesta naguère Pierre Boudot, que George Steiner n'a jamais eu de mots assez durs pour condamner. Ces pontes roboratifs se fichaient bien de savoir pertinemment que la majorité de leurs élèves, ils ne les avaient pas du tout préparés à réussir un concours tel que l'agrégation — ni même le capes: j'en ai vu certain s'en moquer, se satisfaire de l'affreuse ironie ! La même chose, à quelques exceptions maigres dont je me souviens avec bonheur, pourrait être dite des professeurs de lettres. Rares, très rares ont été les quelques professeurs enthousiasmés par la matière, les oeuvres et les auteurs qu'ils nous faisaient partager. Rares, très rares ont été ceux qui n'étaient pas exclusivement obnubilés par les exigences purement contingentes et formelles. Rares, très rares ceux qui ont tenté de nous livrer l'essentiel: je veux parler du souffle, de la vision, de l'enthousiasme que peut déclencher la lecture d'une grande oeuvre. Essentiel oublié comme il se doit, parfois méprisé, en tout cas dédaigné au profit des fruits blets de la routine: que voulez-vous, se plaisaient-ils à nous avouer avec un pauvre sourire, ce sont là les exigences du concours ! Le plus énorme, l'inqualifiable surprise dont je ne me suis toujours pas relevé, ce fut de voir que les élèves marchaient main dans la main allais-je écrire, précédant parfois ces insignes magistrats du vide, assoupis derrière les lourds besicles d'une administration qui, anonymement, royalement, comme on le voit dans le fameux roman de Huxley, s'occupait de leur bonheur. Eux !, le sel de la terre, la jeunesse admirable et fervente ! Eux, comme de pâles ébauches des vieux hongres qu'ils n'allaient pas tarder à rejoindre sur le rebord de la mangeoire commune, eux ne s'intéressaient qu'à la meilleure façon d'obtenir le concours qui leur permettrait — que dis-je ! qui les sauverait de la damnation ! — de s'endormir confortablement dès qu'ils auraient repéré dans la stalle le premier recoin un peu sombre et tranquille où la flache routinière de l'ennui purulent allait les ravir.
Avec un étudiant en philosophie qui, depuis lors, est devenu mon ami, nous avons décidé de réagir, en créant un espace de parole, exigeant et libre, d'abord ouvert aux étudiants et aux professeurs de Lyon III puis, très vite, s'enhardissant jusqu'à proposer cet espace dans les principales librairies lyonnaises et parisiennes, ainsi qu'à d'autres esprits que nous ne connaissions pas. L'aventure valait d'être tentée, comme toutes les aventures un peu âpres et dérisoires: de la conception des articles jusqu'à leur rédaction et leur mise en page, de la recherche de sujets jusqu'au contact direct avec nos intervenants: dirigeants de mouvements politiques, professeurs ou simples particuliers; du plus ridicule démarchage auprès des libraires jusqu'à la gestion d'un fichier de plusieurs centaines d'abonnés, je résumerais ce travail en disant qu'il est une brèche — qu'importe qu'elle soit encore minuscule !—, un jour percé dans le mur épais de l'indifférence, une ouverture sur une pensée et une parole, sur une écriture à mille lieues des pesants truismes de la pensée unique, de la littérature unique: face aux thuriféraires clabaudeurs de la nouvelle critique, de la Déconstruction placardée par les punaises de Derrida et la clique de Tel Quel, il nous a paru nécessaire d'évoquer des noms qu'un coup de vent n'emporterait certes pas au paradis, à moins qu'il ne s'agisse d'une décharge, des raseurs, des critiquaillons poussifs, des sorbonnards bigleux et des normaliens rancis. Ces noms, je les jette sans souci de cohérence, bien que les unisse une identique tentative de fixer le Mal, les yeux dans les yeux, ou plutôt, le regard médusé plongeant dans les orbites vides, une même volonté d'évoquer dans les ténèbres de l'espérance le cri douloureux des hommes qui, d'âge en âge roulant son écume, témoignait selon Baudelaire de leur grandeur insigne, une même tragique volonté de peindre le chevalet calé sur les ruines fumantes des idéologies progressistes et du vieux songe des Lumières, les déflagrations qui, comme dans les toiles de Monsu Desiderio, achevaient de réduire en cendres la vieille civilisation occidentale. Ces noms, Léon Bloy, Joseph Conrad, William Faulkner, Georg Trakl, José Bergamín, Pär Lagerkvist, Barbey ou Bernanos,
Rimbaud ou Kierkegaard, Jules Lequier ou Kafka, Paul Celan ou Lautréamont, Ernesto Sabato, Jean-René Huguenin, Ernest Hello, Paul Gadenne et Pierre Boutang, ce sont les noms de vivants. Confusion... Pêle-mêle peu sérieux, me jette mon lecteur hypothétique; bien loin, en tout cas, de la rigueur universitaire, à laquelle, après tout, vous souscrivez certainement ? Mais oui, bien sûr que oui ! Mais qu'ai-je donc à faire avec l'idole rigueur, raide comme un totem délavé ? Vais-je pas, en sus, me prosterner devant celle de la rentabilité, alors que les royalties d'une thèse douillette, consciencieuse et fortement charpentée, attendent de mordorer mes vieux jours (bien évidemment, je plaisante: que l'on me montre celui dont la thèse l'a rendu riche) ?
Je parlais d'un double mouvement; je viens d'évoquer le second: tout bêtement, c'est l'amour de la chose écrite, l'amour de la littérature (pas seulement elle, puisqu'un grand tableau, un bel opéra sont aussi des entités de langage, des présences réelles et nourrissantes). Je parle d'amour, notez-le bien, et certainement pas de ces caresses avares des bigots, ni de ces attouchements que les eunuques prodiguent aux pages grasses de leur édition favorite de Voltaire, de Maupassant ou de Stendhal, ces impuissants !, le nez emperlé de sueur, les lunettes qui en tombent reniflant le roman qu'ils vont définitivement gâcher. D'amour, c'est-à-dire de force, de violence, d'humour et de vigueur, d'élan et de franchise, d'admiration et... Mais qu'importe, car, s'il m'a suivi jusqu'ici mon lecteur trouvera les mots silencieux qui termineront ma phrase, la sienne.